L’infidélité conjugale : individualisation de la vie privée et genre

Quel comportement adopter face à l’adultère, comment réagir? Beaucoup de questions, quelques débuts de réponses. Ne pas poster de témoignage dans cette rubrique.

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Sans Prétention
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L’infidélité conjugale : individualisation de la vie privée et genre

Message par Sans Prétention »

L’exigence de fidélité comme valeur fondamentale du couple a significativement augmenté parmi les Européens de 1980 à 2000 (Schweisguth, 2010). Cependant, la situation de non-exclusivité sexuelle est plutôt fréquente. En effet, en France, 34 % des hommes et 24 % des femmes déclaraient en 2006 avoir vécu au moins une période de relations parallèles. Ces proportions augmentent fortement avec le nombre de partenaires au cours de la vie entière (Bajos et Bozon 2008). Cela dit, l’infidélité conjugale a été rarement construite en objet sociologique. (...)

Néanmoins, des travaux sociologiques ont traité l’extraconjugalité comme fait social. Ils l’ont prioritairement abordée comme effet du processus d’individualisation dans la vie privée et se sont fondés sur les problématiques du « soi multiple » (Elster, 1985). Ces recherches conçoivent l’infidélité conjugale comme une réponse individuelle à des dissonances entre l’identité statutaire (« zone » qui comprend la définition de soi en termes de places, de rôles, de statuts) produite dans le couple officiel et l’identité intime (« zone » la plus profonde à laquelle l’individu se réfère pour se définir comme personne) qui demanderait à s’exprimer dans le couple adultère (Singly, 1996 ; Vatin, 2000 ; Singly et Vatin, 2005 ; Le Van 2010). Les individus infidèles construiraient un « monde à eux », s’extirpant des conventions sociales. Ils rechercheraient des satisfactions personnelles dans des vies amoureuses parallèles, qu’il s’agisse de la résolution d’une insatisfaction dans le couple ou bien d’une éthique hédoniste revendiquée. L’infidélité serait alors une réponse individuelle à une « crise de soi ». Cette « réponse » est analysée comme provisoire : la concurrence entre les relations se renforcerait au fil du temps, rendant difficilement gérable la double vie. Les individus seraient conduits soit au repli exclusivement conjugal, soit à la rupture de la relation du couple officiel (Pagès, 2008 : 31). Et, lorsque les individus s’installent dans la double vie, on considère qu’il s’agit d’une « non-réponse » à la « crise » qui se verrait alors prolongée par des souffrances morales : « dans la mesure où les deux relations – officielle et clandestine – sont affectivement investies, ils [les « infidèles »] se retrouvent en effet confrontés à la double contrainte du “ni avec toi, ni sans toi”. La plupart du temps, tiraillés entre deux alternatives concurrentes, ils ne parviennent pas à faire un choix » (Le Van, 2010 : 70).

Pourtant, il existe des liaisons qui perdurent plusieurs années, ne s’achevant qu’avec la mort ou la maladie de l’un des partenaires clandestins et où la question du « choix » ne se pose plus ou peu. En outre, l’amour, la sexualité, les représentations de soi et du couple sont fortement sexués (Alison et Risman, 2013 ; Bozon, 2001 ; Dafflon, 2006 ; Dayan-Herzbrun, 1982 ; Diter, 2015 ; Illouz, 2012 ; Simon, 2004) et il semble pertinent d’en tenir compte dans l’analyse de l’extraconjugalité. Par ailleurs, bien que très diffusées dans nos sociétés, les représentations du couple comme lieu de « construction de soi » (Berger et Kellner, 2007) ne concernent pas tous les milieux sociaux de manière homogène. Elles sont particulièrement présentes à l’intérieur des catégories sociales intermédiaires et supérieures, là où s’érige l’idéologie de l’individualisme contemporain (Blöss, 2002) et de l’intériorité (Garcia, 2011). En effet, l’introspection et la réflexivité propres à la « quête de soi » sont valorisées et cultivées plutôt dans les milieux à fort capital culturel (Bourdieu, 1979).

En distinguant les infidélités durables des infidélités « occasionnelles », en tenant compte des milieux sociaux et du système social de genre, cet article propose un approfondissement des analyses de l’extraconjugalité fondées sur les théories de l’individualisation. Prenant appui sur une enquête qualitative menée en France, il s’agit de montrer que les discours sur le « soi en crise », le couple et la famille chez les « infidèles » sont sexuellement différenciés et que les normes et valeurs masculines dominent les doubles vies. Le texte est structuré en trois parties. La première présente l’objet, l’enquête et la construction du matériau. La deuxième est consacrée à l’analyse contextualisée du discours des individus sur la « crise de vie privée ». La troisième s’intéresse aux représentations sexuellement différenciées de l’engagement conjugal et familial.

Une dérogation aux normes d’exclusivité sexuelle et affective

Si l’adultère n’est plus un délit en France, le code civil oblige les époux à la fidélité (bien que celle-ci ne soit pas définie), mais, bien évidemment, pas les couples cohabitant hors mariage. Cela pose la question de la pertinence de différencier ou non dans notre enquête les individus mariés et les individus cohabitant hors mariage. L’institution matrimoniale est aujourd’hui « une simple formalité à laquelle le couple se résout par commodité sociale » (Roussel, 1980 : 1029). Cela dit, François de Singly avance l’idée que la différence la plus importante entre le concubinage et le mariage est que ce dernier « est là pour ceux et celles qui voudraient que leur identité soit moins éclatée entre leurs soi multiples » (Singly, 1996 : 226). Ainsi, nous considérons que bien que le mariage ne soit plus la clef de voûte de l’institution familiale, il représente un engagement individuel institutionnalisé qui peut avoir des effets spécifiques (et ne pas prendre cet engagement en aurait aussi) sur les représentations de la fidélité. Par ailleurs, la « non-exclusivité sexuelle » ne couvre pas la notion « d’infidélité » : l'échangisme ou le pluripartenariat consenti (Combessie, 2014) au sein d'un couple constituent des situations de non-exclusivité sexuelle qui ne renvoient pas à « l’infidélité ». Même si cette notion n’a pas de définition stricte, elle implique en effet que les relations intimes (sexuelles ou affectives) hors du couple soient cachées au partenaire officiel. Elle dépasse également le rapport sexuel lorsqu’elles sont au principe d’un divorce : « le lien de l’époux et de sa maîtresse, ou de l’épouse et de son amant, est composé d’un alliage entre intimité physique et sentiment amoureux » (Nagy, 2005 : 77).

À partir de ces constats, les analyses proposées ici s’attachent au développement d’une relation affective durable et intense comprenant des rapports sexuels (rapports physiques entre des partenaires relevant de l’érotisme et pouvant conduire à des orgasmes) avec un-e partenaire de l’autre sexe non officiel-le et à l’insu du ou de la partenaire officiel-le dans le cadre d’unions hétérosexuelles stabilisées et fondées sur l’exigence (implicite ou explicite) d’exclusivité amoureuse et sexuelle. Comme l’amour n’est pas objectivable (Grelley, 2007), nous avons suivi William I. Thomas et Dorothy S. Thomas (1928) qui expliquent que si les individus définissent leurs situations comme réelles, elles sont réelles aussi dans leurs conséquences. Dit autrement, si des personnes disent aimer leur partenaire clandestin, cela a de réels effets sociaux. Nous avons donc pris les déclarations d’amour (envers leur partenaire caché) de nos interviewé-e-s pour vraies.

Récits intimes : la construction du matériau

Les amours clandestines sont par définition secrètes.(...)

La problématique du secret qui caractérise l’extraconjugalité questionne également les relations de pouvoir qui se trament autour du « dire » et du « non dire ». En effet, comme l’a montré Jean Jamin à propos des sociétés lignagères : « Toute parole, tout discours, qu’il soit tenu ou retenu, met en place et en scène des groupes ou des catégories sociales qui sont dans un rapport aux pouvoir-dire et aux savoir-dire, qui définissent selon une logique à découvrir des pouvoir-faire et des savoir- faire. » (Jamin, 1977 : 10) Dans la société occidentale contemporaine plutôt que le « non-dit », c’est le « non-dire » qui informe sur les articulations entre les structures de communication et de subordination. Le pouvoir d’un individu (ou d’un groupe) au sein d’une organisation (entreprise, couple…) est moins fondé sur un « pouvoir absolu » ou « pyramidal » que sur la volonté de placer une distance ou un « écran protecteur (…) entre ceux qui ont le droit de prendre une décision et ceux qui sont affectés par cette décision » (Crozier, 1995 : 95).

(...)Le secret intervient là comme repère et argument hiérarchiques. Son importance réside moins dans ce qu’il cache que dans ce qu’il affirme : l’appartenance à une classe, à un statut. (Jamin, 1977 : 13.)

(...) Nous avons réalisé trente-neuf entretiens biographiques enregistrés : vingt femmes et dix-neuf hommes, considérés et se considérant comme hétérosexuels, en couple ou ayant été en couple (marié ou cohabitant[11]) en même temps qu’ils ont ou avaient une relation sentimentale et sexuelle cachée. (...)

Les personnes interrogées appartiennent aux catégories sociales intermédiaires et supérieures. L’absence de disparités socioéconomiques significatives au sein de la population d’enquête est un effet de la construction du terrain et non pas un choix préalable. Par les réseaux de sociabilité, nous avons accédé prioritairement à des catégories sociales proches des nôtres. Par les forums et blogues internet, nous avons eu affaire à des individus qui non seulement sont familiers des modes de communication virtuels, mais aussi qui sont investis dans une « écriture de soi » aisée et ordinaire. Or, les dispositions à « se raconter » par l’écriture sont inégalement réparties dans le monde social, car elles sont en correspondance avec le capital culturel et scolaire. (...)

La « crise du milieu de vie ». Discours et représentations

Une vie privée relativement insatisfaisante


Nous n’avons pas demandé explicitement aux interviewé-e-s pourquoi ils trompaient leur conjoint-e. Prenant acte du fait que les enquêté-e-s fournissent « la grille d’analyse qui leur semble la plus pertinente pour comprendre "leur cas" » (Lahire, 2002 : 32), nous souhaitions influencer le moins possible l’émergence de celle-ci dans les discours. Notre consigne de départ était « racontez-moi l’histoire de votre amour caché ». Femmes et hommes ont situé l’amorce de leur liaison dans un temps où leur vie amoureuse ou sexuelle ne les satisfaisait plus ou bien lors d’une « prise de conscience » que celle-ci ne les avait jamais satisfaits. Dans certains cas, d’autres problématiques existentielles liées au travail, à la santé ou à la famille intègrent également le temps (du récit) qui inaugure ce qui deviendra un amour clandestin durable. Dans les propos recueillis, le développement d’une relation amoureuse cachée est ainsi systématiquement rapporté à un contexte de vie privée perçu comme compliqué et une « rencontre avec soi ».

Les récits de deux amants interviewés séparément, Marie-Christine et Fabien, sont significatifs de cette représentation : que les individus aient connu leur partenaire caché à la suite d’une recherche volontaire, de manière involontaire ou bien qu’ils le connaissaient comme ami ou collègue avant qu’il ne devienne amant ou amante. Marie-Christine, une femme de 52 ans explique qu’elle aime son mari, qu’elle s’entend bien avec lui, qu’elle n’envisage pas de la quitter – bien qu’elle se soit posé la question dans les premières années de sa relation avec Fabien – mais qu’à un moment de sa vie, elle a eu le sentiment qu’une partie d’elle-même ne pouvait pas s’exprimer dans son couple.

"Donc à ce moment-là, c’était l’année de mes quarante ans et je venais de porter un gros projet professionnel qui demandait un gros investissement physique et mental. C’était aussi le moment où mes enfants entraient dans l’adolescence. Et c’était le moment où j’ai eu le sentiment qu’il y avait toute une part de ma vie, de ce que j’étais, qui ne pouvait pas forcément s’exprimer… Même si la part qui s’exprimait était belle, sympathique, on faisait plein de choses avec mon mari, on rigolait ! Mais je pense qu’il y a ce projet professionnel… Et si je tire les petits fils, il y a eu des petits trucs. Par exemple, mon mari est venu voir le bâtiment sur lequel j’avais travaillé [elle est architecte] et il n’a vu que les défauts ! (rires) Bon, il est ingénieur, il a un œil très expert, mais sur le moment, je me suis dit “Est-ce qu’il comprend ce que je fais ?” Je pense que ça a été le truc. Je parle rarement du travail à la maison, mais il vit avec moi et je me suis dit “On vit sur deux planètes différentes !” (…) Et je pense que c’est à ce moment-là… Qui peut être corrélé avec le milieu de vie, je me suis dit “Bon, et maintenant ?” Et puis j’avais posté une petite annonce sur un site de rencontres… Et ce qui me caractérise aussi et qui ne changera jamais, c’est mon goût de la liberté, de pouvoir me réaliser à travers des rencontres diverses et puis là, il se trouve que c’est une rencontre masculine et qui au final a été au-delà du simple petit message. (Marie-Christine, 52 ans, architecte ; mariée depuis 27 ans ; deux enfants ; a une relation extraconjugale depuis 12 ans).

Fabien explique quant à lui qu’il voulait penser à autre chose qu’à sa vie de famille qui l’usait :

"Bon, j’étais à la recherche d’un changement et puis moi j’ai posté un profil sur un site et j’ai répondu… Je crois que c’est moi qui ai répondu. Et puis au final, par le biais de l’écrit ça s’est très très bien passé (…) Je ne peux pas parler de coup de foudre immédiat, mais notre première rencontre a consolidé le lien. Pour moi, c’était pas le coup de foudre, mais un truc bien, un truc bien solide. [Vous disiez rechercher un changement. À quel type de changement songiez-vous ?] Je cherchais l’aventure ! Ouais ! Quelques difficultés familiales qui existent toujours à ce jour : des problèmes de santé de ma femme. C’est très usant… Il faut être solide pour tout le monde. Je cherchais vraiment une aventure pour sortir du cadre familial, du cadre quotidien, histoire de me ressourcer (…), être quelqu’un d’autre. Pour moi, c’était vraiment sortir du cadre, pouvoir penser à autre chose, à quelqu’un d’autre, être quelqu’un d’autre". (Fabien ; 50 ans ; marié depuis 24 ans ; cadre supérieur dans une entreprise privée, deux enfants ; a une relation extraconjugale depuis 12 ans)

Les discours relient explicitement ce que les sociologues nomment « des crises d’identité » avec le développement d’une liaison. Mais la crise d’identité n’étant pas objectivable, on ne peut que suivre ici les subjectivités individuelles, car rien ne nous permet d’affirmer qu’un « soi authentique » existe objectivement aux côtés d’un « soi statutaire ». En revanche, on peut faire l’hypothèse qu’une représentation romantique de l’amour extraconjugal fonde cette idée. Comme le montre Paula Cossart, l’opposition entre un rôle tenu en public et une authenticité vécue dans sa relation clandestine procède de l’influence du discours romantique élaboré au XIXe siècle qui range la passion du côté de la véritable nature des individus et les rapports sociaux de celui de la fausseté : « Un des traits des écrits des romantiques est l’affirmation que l’on ne découvre sa véritable nature que dans des passions comme celles qu’ils dépeignent. Un amour passionnel ne peut feindre : les deux amants sont contraints de se dévoiler l’un à l’autre. » (Cossart, 2002, p. 161.).

(...)

La clandestinité amoureuse semble particulièrement à même, dans la mesure où elle échappe plus que l’union officielle aux institutions publiques, de constituer un terreau fertile pour le développement du sentiment d’être « authentiquement soi ». Cela étant, les discours recueillis ne mettent pas seulement en avant la sensation d’être « autre » avec son amoureuse ou son amoureux clandestin. Ils inscrivent aussi explicitement les amours cachées dans un âge conçu comme spécifique : celui du « milieu de vie ».

Un « milieu de vie » sexuellement différencié

La sensation d’un temps qui s’accélère, d’une vie qui commence à passer trop vite est présente dans les discours de nos interviewé-e-s ; particulièrement chez les hommes et spécifiquement en ce qui concerne leur potentiel sexuel. Lorenzo, journaliste de 44 ans ayant connu son épouse au cours de ses études, expliquait que pour lui, il lui restait environ quinze ans, peut-être vingt de vie sexuelle. Il a longuement expliqué sa crainte de vieillir et de ne plus pouvoir séduire ni satisfaire sexuellement une femme. Il ne voulait pas quitter sa conjointe, il tenait à elle, à leur vie, à ce qu’ils avaient construit, « comme on tient à une personne que l’on connaît depuis sa jeunesse », mais il ne voulait pas se priver de vivre encore un amour qui le transporte. Il avait, avant d’amorcer une liaison durable avec une de ses collègues (journaliste également, mariée avec des enfants), trompé quelques fois son épouse, occasionnellement, parce qu’une femme lui plaisait et qu’il ne voyait pas pourquoi il aurait laissé passer une occasion de « vivre un bon moment alors qu’il pouvait encore en profiter ». Il était assez fier de ses conquêtes et de ses performances sexuelles. Il fréquentait son amante depuis trois ans lorsque nous l’avons rencontré, après qu’il se soit exprimé sur un blogue.

Si les femmes associent, comme les hommes, les débuts de leur relation extraconjugale avec un moment de mise en question de soi et du couple, une envie de « vivre autre chose », elles ne se réfèrent cependant pas à une crainte du resserrement des possibilités de rencontres amoureuses ou sexuelles lié à leur âge.

"[Helena parle de son amant] On a fait un cheminement sexuel ensemble. Je veux dire on s’est éclaté. C’est une liberté, vraiment. C’est très bon. C’est quelqu’un de très tendre, vraiment quelqu’un à l’écoute. Je suis redevenue vraiment une femme. C’est quelqu’un de très tendre, mais au lit c’est un vrai mec quoi. C’est intéressant (…) En tant que femme… Vous voyez de mon âge et tout… Le corps vieillit, je trouve génial de vivre ça ! (…) C’est n’importe quoi cette histoire de ménopause ! Moi je me sens plus libérée aujourd’hui des contraintes du corps que jeune !" (Helena, agent administratif à la retraite, 63 ans ; mariée depuis 41 ans ; un enfant ; a eu des amants occasionnels puis un amant depuis 8 ans)

Les propos de Helena rejoignent en partie ceux des femmes engagées dans des pratiques de sexualité collective : « L’assurance acquise dans cette “deuxième vie” n’est en général pas sans influence sur les comportements à l’extérieur : les femmes ayant développé leur capital de séduction ainsi valorisé dans ces espaces se disent plus sûres d’elles-mêmes en cas d’agression sexiste dans la rue, voire dans leur univers professionnel ou à domicile » (Combessie, 2015 : 14). Le temps compté des femmes n’est pas celui des hommes. Il est celui du « temps perdu » dans leur couple officiel et il est souvent générateur de souffrances (Garcia, 2015). Toutes nos interviewées souhaitent ou ont souhaité s’engager dans une nouvelle union avec leur amant, quel que soit leur âge. Cette sensation de « perdre son temps » en restant avec leur mari est au principe, avec d’autres facteurs, des séparations conjugales chez les femmes. Elles sont aussi au principe de séparations avec l’amant quand le même sentiment de ne « rien construire », ne « pas avancer » s’installe en elles. Alors que les hommes expriment le désir d’avoir « encore » la possibilité de connaître l’amour et la sexualité de manière intense, les femmes ont, elles, durant les premières années de la relation le désir de fonder un nouveau couple.

(...) « l’âge adulte », se caractérise par une multitude de limitations et de contraintes liées aux engagements sentimentaux durables impliquant le renoncement à des partenaires qui pourraient mieux convenir et les obligations de la spécialisation professionnelle qui impliquent, elles, de renoncer à des domaines d’activité pour lesquels les individus auraient plus d’inclinaison. Loin de vivre un élargissement des possibles ou un abaissement des contraintes existentielles, les adultes expérimenteraient, au contraire, un rétrécissement de leurs horizons sentimentaux et professionnels en conséquence d’un empilement de déterminations élaborées au cours de la jeunesse. L’horizon des quadragénaires et quinquagénaires est plus fermé que celui des individus entre 20 et 30 ans (Van de Velde, 2008) et les enquêtes menées sur les représentations des étapes de leur propre existence chez des individus âgés de 40 à 84 ans montrent que les âges situés entre 40 et 50 ans sont identifiés a posteriori comme étant des moments de changements intenses (Lalive d’Épinay et Cavalli, 2007). Le « milieu de vie » peut ainsi se traduire chez certains individus par un sentiment de « crise existentielle ».

Hommes et femmes de notre enquête ont en commun de vouloir résister au poids des contraintes de l’âge adulte en s’octroyant à eux-mêmes, comme une récompense pour les efforts accomplis (fonder une famille, tenir ses engagements envers ses ascendants et descendants, envers un conjoint choisi de longue date, poursuivre une carrière professionnelle, ne pas « se laisser aller »…) ou comme une échappatoire, un amour qui élargit subjectivement un espace de possibles qui se réduit objectivement. Mais le « milieu de vie », signifie pour les hommes l’antichambre de la fin de la vie sexuelle (ou du moins de la vie sexuelle telle qu’ils l’ont vécue jusqu’à présent) alors que pour les femmes, il représente le préambule d’une éventuelle nouvelle vie amoureuse. À ces différences, s’ajoutent les représentations sexuellement différenciées de l’amour, du couple et de la famille.

La famille au cœur de l’extraconjugalité

L’amour de la famille


Au cœur des récits des individus pris dans une infidélité durable se trouvent les représentations de la famille. Elles constituent une thématique centrale dans les discours des interviewés des deux sexes. On la retrouve de manière grossie sur les blogues :

"J'ai apprécié de passer cette journée avec mon mari. On n’arrêtait pas de parler ensemble. Il fait beau avec lui. Il existe une complicité formidable entre nous. Tant de choses vécues ensemble, tant de joies et de peines partagées, tant d'expériences faites ensemble, tant de découvertes. Une vie riche derrière nous et une vie riche devant nous. De l'autre côté Steven [son amant] avec qui je partage des toutes petites parties de ma vie. Ces parties de ma vie comptent et je tiens à cet homme. Actuellement j'arrive bien à séparer ces deux vies, à ne pas laisser prendre l'une le dessus sur l'autre. Il faut être vigilant, je le sais bien. Mais pour le moment, j'arrive à jongler ainsi. Et ma vie ou mes deux vies (si on veut) me conviennent. » (Valérie ; 50 ans ; gérante d’une petite entreprise ; mariée depuis plus de 30 ans, trois enfants ; a une relation extraconjugale depuis trois ans)

Sur certains blogues, on donne une image conventionnelle du bonheur conjugal valorisant les années passées ensemble, la construction d’une famille, l’élaboration de projets (professionnels ou immobiliers) communs, le soutien mutuel, la réussite sociale du couple (mesurée au confort matériel et à la stabilité psychique et scolaire des enfants, à la santé des membres de la famille) et une sexualité considérée comme « épanouie ». Parfois, c’est plutôt une image en demi-teinte des maris ou des épouses qui est proposée. Les conjoints sont alors montrés comme de « bons maris » ou de « bonnes épouses », mais ils ne seraient pas à la hauteur des attentes sexuelles de leurs conjoints (les blogueurs et les blogueuses). Ils sont présentés comme des personnes ennuyeuses et ternes constituant un obstacle à l’épanouissement sexuel ou affectif de leur conjoint « infidèle ».

"C'est une chose que je dois lui laisser, c'est que ma femme est particulièrement douce, féminine. J'aime beaucoup ça ! Le problème, c'est qu'au bout de 5-10 minutes, elle veut déjà arrêter [il est question des rapports sexuels dans un sauna].. "J'ai un peu mal aux jambes"... "j'ai trop chaud", "je suis un peu fatiguée, tout à l'heure si tu veux". Là, je suis devenu très nerveux, intérieurement. Je n'ai pas de souci à ce que ma femme n'ait pas envie, mais quand cela devient très régulier, là, j'en peux plus ! Surtout que l'endroit s'y prêtait à merveille. Pour une fois qu'on est sans les enfants, rien qu'à deux, pas chez nous... Elle fait ch... ! ! Ça, c'est la goutte qui a fait déborder le vase ! J'en peux plus ! » "(Cyril ; 40 ans ; marié depuis 12 ans ; deux enfants ; cadre supérieur ; a une relation extraconjugale depuis 2 ans)[20].


Quelle que soit l’image du conjoint ou de la conjointe qui est proposée dans ces blogues, leurs auteurs des deux sexes valorisent la famille et le lien conjugal ainsi que sa « sublimation » dans les enfants. Il est rarement question de ces derniers, mais ils apparaissent parfois à l’occasion de la narration d’une sortie familiale. Ils ne sont jamais nommés ni vraiment décrits comme des personnes, ils sont beaucoup moins personnalisés dans les récits que le conjoint ou la conjointe du blogueur ou de la blogueuse. Les enfants sont présentés comme des fils ou des filles tenant merveilleusement bien leur rôle filial : aimants, épanouis, en bonne santé, en réussite scolaire… Ils sont mis en scène dans les images d’Épinal de la famille qui parsèment ces blogues.

(...)

L’amoralisme affiché et revendiqué sur ces blogues s’articule ainsi avec une défense des valeurs du mariage et de la famille. Ce discours promotionnel d’un modèle familial fondé sur les valeurs de responsabilité parentale, éducation des enfants, rôle du père, union hétérosexuelle, stabilité des relations conjugales est proprement familialiste (Lenoir 2003 : 16). Qu’un discours amoral soit aussi porteur d’une morale familialiste n’est pas un fait inédit. Christine Détrez et Anne Simon (2005) ont montré que les romancières qui ont défrayé la chronique par l’usage d’un style pornographique pour exhiber leurs frasques sexuelles (Catherine Millet ou Bénédicte Martin par exemple) diffusaient la même doxa. L’amour de ces femmes pour leurs enfants ou leurs petits-enfants était souvent montré dans les quatrièmes de couverture comme si on voulait racheter une pratique jugée immorale par le dévouement aux enfants qui montrerait que « l’être véritable » de ces femmes est véritablement « bon ». Ainsi les blogues affichent à la fois un amoralisme en ce qui concerne les normes conjugales et sexuelles et un moralisme sur lesquels les différentes tendances familialistes (conservatrices ou libérales) s’accordent : responsabilité parentale, éducation des enfants, rôle du père, union hétérosexuelle, stabilité des relations conjugales.

Blogueurs et blogueuses contribuent ainsi à la valorisation éthico-sociale d’une manière d’être ensemble conçue comme « solidaire » (mais aussi structurée et hiérarchisée avec en tête de l’organisation le « père de famille ») et « familière » qui renvoie aux représentations dominantes d’unité et d’unicité du groupe familial préservé du « monde extérieur ». Si le couple officiel n’est pas toujours dépeint comme étant gratifiant, la famille comme entité constituée des enfants et des parents est systématiquement présentée par les enquêtés (blogueurs, blogueuses ou interviewé-e-s) comme un écrin de perfections relationnelles, affectives, émotionnelles ; comme un havre de bonheurs simples et essentiels.

Qu’ils soient marié-e-s ou cohabitant-e-s, femmes et hommes expriment de l’amour pour la famille. Mais alors que pour les femmes celle-ci peut se recomposer avec un partenaire différent du père de leurs enfants ; les hommes envisagent difficilement la dissociation entre la mère de leurs enfants et leur famille.

(...)

L’idée que l’épouse ne survivrait pas à une séparation ou du moins en ressentirait une profonde affliction apparaît régulièrement dans les propos des hommes que j’ai interviewés. Elle se conjugue avec l’idée que les enfants seraient eux aussi profondément affligés ou traumatisés par la séparation de leurs parents. Les pères d’enfants adultes évoquent quant à eux la tristesse qu’éprouveraient leurs petits-enfants ou futurs petits-enfants si leurs grands-parents étaient séparés. En somme, pour ces hommes, la séparation du couple parental est considérée comme « impossible » tant elle serait à la source de malheurs familiaux. On a affaire à une représentation de la division familiale comme « étant un malheur au principe de tous les malheurs » (Lenoir, 2003 :45) caractéristique de l’idéologie familialiste (Lenoir, 2003). Ainsi, l’engagement familial constitue le principal registre de justification du maintien de la relation officielle chez les hommes. Ils se définissent comme « fidèles dans l’infidélité » : être fidèle, dans cette optique, c’est tenir ses engagements familiaux envers et contre tout et surtout contre ses désirs personnels.

"Je suis fidèle puisque je ne la quitte pas. Notre projet, ce sont nos enfants et je me suis engagé dans ce projet. Je n’ai plus vingt ans, je ne peux pas faire ce que je veux. Pour un homme, on m’a appris ça, il est important de tenir ses engagements et on ne laisse pas une femme envers laquelle on s’est engagé. Ce que je fais avec mon sexe ne regarde que moi, ce que je fais avec mon cœur aussi. Mais je tiens mes engagements (Christophe ; 48 ans ; cadre supérieur dans une entreprise privée ; en couple cohabitant depuis 28 ans ; 2 enfants ; a eu une relation extraconjugale depuis 4 ans).

Le registre de justification auquel fait appel cet enquêté s’enracine dans un modèle conjugal où l’engagement moral dépasse les désirs et les volontés individuelles, les différends entre les époux et même l’amour entre ces derniers. Cette conception de l’union matrimoniale a dominé la culture occidentale, sous différentes formes, jusqu’au dernier tiers du XXe siècle (Ariès et Duby, 1986 ; Flandrin, 1982). Christophe a incorporé ce « code de l’honneur » qui n’écarte pas la possibilité d’obtenir des satisfactions sexuelles en dehors du couple officiel. Il revendique son adhésion à un modèle de couple transmis par ses parents qui préconise la stabilité de la famille et la responsabilité masculine en la matière.

"Je ne me voyais pas dire à mes enfants, “je quitte votre mère parce que j’aime une autre femme”. Si la vie avait été insupportable avec ma femme, je pense que je l’aurais fait. Mais ce n’était pas le cas. Je n’attendais plus que ma femme et moi nous aimions. J’avais trouvé l’amour avec mon amante d’un côté et je pouvais continuer avec ma famille de l’autre côté. Ce n’était pas l’idéal, mais c’était la meilleure manière pour moi de tenir mes engagements sans renoncer à vivre [...] Quitter mon épouse pour mon amante n’était pas une bonne idée. » (Christophe).

Hervé explique lui aussi l’importance que revêt à ses yeux la stabilité familiale.

"[Qu’est-ce que ta famille représente pour toi ?] Stabilité. Sécurité, stabilité. Sécurité, le côté sécurité mentale par rapport à l’environnement qu’on a aujourd’hui, la peur du lendemain. On a construit quelque chose, on était jeune, on a eu, comme tout le monde, des soucis, on en a bavé, on a tout ce qu’on a, on nous a rien donné. (…) On a des amis qui vont bien, on a des enfants qui vont bien, qui sont charmants, qui réussissent bien, qui sont bien dans leur tête, voilà. On a un cocon d’amis, la famille, enfin voilà quoi. Moi, je me dis aujourd’hui “Pourquoi je la quitterais ?” [il fait référence son épouse]. Franchement, pourquoi ? Pour faire quoi ? Pour trouver peut-être quelqu’un qui va m’emmerder toute la journée ? (rires). Non, mais vraiment ? ! Ma femme, elle est facile à vivre. Moi, je suis facile à vivre. On ne s’engueule jamais. Jamais. On sait les points importants. On sait ce qu’on ne veut pas, surtout. »" (Hervé ; 40 ans, en couple avec la même femme depuis 26 ans [marié depuis 20 ans] ; deux enfants ; gérant d’une petite entreprise ; a eu une relation extraconjugale durant 2 ans)

Les hommes que nous avons interviewés appartiennent aux catégories sociales intermédiaires et supérieures et sont dotés d’un capital scolaire relativement important (ils sont tous diplômés de l’enseignement supérieur). Ils expriment tous, quel que soit leur milieu d’origine et leur situation conjugale, des normes et des valeurs marquées par une représentation de la masculinité fondée sur la figure du « chef de famille », maître de son foyer, et responsable du confort matériel de sa famille, conçue comme indissoluble. Ainsi, lorsqu’au fil de l’histoire conjugale, le modèle du couple idéal contemporain autosuffisant et censé apporter aux partenaires toutes les satisfactions intimes se confronte à la baisse des désirs entre les partenaires ou plus largement de leurs échanges intimes, les idéaux conjugaux et familiaux masculins se tournent implicitement vers un modèle plus ancien du couple (érigé au XIXe siècle). Il induit la possibilité morale pour les hommes de rechercher des satisfactions sexuelles et amoureuses hors du foyer sans mettre celui-ci en question. Soulignons que les discours et pratiques des hommes en couple hors mariage ne se distinguent pas de ceux des hommes mariés. La « famille indissoluble », que l’on soit marié ou en couple dit « libre » est, chez tous ces hommes pris dans une double vie, un modèle positif et prégnant.

Les représentations genrées de la famille : ressort de l’extraconjugalité durable


La famille, bien que profondément transformée depuis les années 1960, constitue une valeur morale, symbolique et matérielle supérieure aux autres (amour, amitié, travail, loisirs…) pour une majorité écrasante d’individus. L’enquête « Histoire de Vie » menée par l’INSEE en 2003 souligne que plus de 80 % des hommes et des femmes citent la famille comme thème leur correspondant le mieux, largement devant « le métier et les études », les « amis » ou les « loisirs » qui regroupent entre 30 % et 40 % des réponses. Le sentiment le plus fort d’identification à la famille se retrouve chez les personnes qui ont entre 30 et 44 ans. Ce sentiment est peu différencié selon le sexe. En revanche, le niveau d’études et le statut socioprofessionnel le nuancent sensiblement chez les femmes.

Celles qui occupent des hauts postes se caractérisent en effet par des identifications professionnelles qui concurrencent les identifications familiales élaborant un « je » autonome délié partiellement de leurs statuts familiaux. Les femmes de classes populaires ou ne travaillant pas s’identifient majoritairement, quant à elles, par rapport à leur rôle de mère. Leur identité sociale féminine est en effet chevillée à la maternité. En ce qui concerne les hommes, contrairement aux femmes, l’absence d’emploi est synonyme de distanciation par rapport aux valeurs familiales.(...)

Mais nous devons surtout noter ici que d’une manière générale les femmes privilégient un double registre d’identification, celui de mère et celui de femme alors que les hommes se définissent davantage par rapport à leur rôle de père et de partenaire conjugal. En effet, les femmes ont une grande propension à revendiquer une identité autonome (« je suis avant tout une femme ») alors que les manières de se définir des hommes sont peu dégagées des rôles familiaux, notamment de la paternité. Les rôles et statuts de père constituent ainsi un socle important d’élaboration de leur identité sociale dans la mesure où leur statut socioprofessionnel est assuré. Assignées prioritairement à leurs rôles sociaux « en tant que femmes » (mères, épouses, filles…), les femmes actives et fortement dotées scolairement semblent devoir affirmer d’autres appartenances qui vont de soi pour les hommes, mais pas forcément pour elles. La distanciation subjective par rapport à la famille peut ainsi s’expliquer, en partie du moins, par la volonté des femmes de ne pas se cantonner aux rôles traditionnellement féminins. Chez nos enquêtées, cela se traduit par une valorisation de la famille, certes, mais surtout par une valorisation bien supérieure de l’amour conjugal, autrement du « nous amoureux » (Pagès, 2008) qui caractérise le couple contemporain : « pour moi, il y a le couple au centre et autour la famille. Mais c’est le couple qui est central : les enfants, la famille, sont la conséquence du couple » (Anne ; 47 ans ; médecin ; mariée depuis quinze ans ; un enfant ; six ans de relation clandestine).

Certains hommes annoncent à leur amante dès les premiers jours, les premières semaines ou premiers mois de la relation qu’ils ne quitteront pas leur épouse. L’inscription irrévocable de la relation dans la clandestinité relève systématiquement d’un positionnement masculin qu’il soit explicité ou non. La marge de manœuvre des femmes consiste alors à choisir entre poursuivre la relation selon les conditions fixées par l’amant ou bien y mettre fin. Face à ce dilemme, celles dont j’ai recueilli les discours ont toujours préféré poursuivre (durant quelques années du moins) tout en imaginant, pour la plupart, que le pacte initial pourrait être révisé ultérieurement. Seules les femmes qui ont connu leur amoureux caché à une époque où le divorce était moins courant qu’aujourd’hui ont immédiatement intégré l’idée que leur amant ne quitterait pas sa femme. Elles ont aussi inscrit volontairement leur liaison dans la durée, demandant, en contrepartie de l’ombre, une attention de la part de l’homme supposant une disponibilité conséquente, des contacts fréquents et un comportement romantique. Pour les femmes ayant entre 40 et 50 ans environ, le divorce est en revanche envisageable voire souhaitable pour « sortir de la double vie ». Le parcours de Claudia est caractéristique de celui de femmes qui ne supportent plus de vivre leur amour dans la clandestinité alors que cela ne représente pas un problème pour leur amant marié :

"Pendant longtemps, je n’ai pas eu de relations sexuelles avec cet homme, j’étais très croyante et pratiquante [catholique], on sortait, on discutait. J’ai dû arrêter une trentaine de fois pour retomber à chaque fois dans cette relation qui était tout ce qu’il y a bien dans une relation : on n’a pas le train-train… (…) J'ai vécu six années tumultueuses avec une relation extraconjugale en voulant sans arrêt l'arrêter, la transformer en amitié pour rester compatible avec les codes judéo-chrétiens de notre société. Après 25 de vie commune, j'ai fini par quitter mon mari et ma famille. La culpabilité m'assaillait, je me trouvais malhonnête de rester avec mon mari sans arriver à lui apporter l'amour qu'il me portait (…) En quittant la maison, la culpabilité n’était plus du tout là. C’était le plaisir, c’était une relation magnifique, des moments inoubliables. J’acceptais le fait qu’il soit avec quelqu’un d’autre, j’acceptais que probablement il avait d’autres amies à côté, j’acceptais. L’envie de cette personne était plus grande que tout (sourire). Elle l’est encore. Encore après huit ans ! Je me demande si je ne suis pas un peu débile (rire). J’accepte ça, j’encaisse ça." (Claudia ; 46 ans ; enseignante ; trois enfants ; a été mariée quatorze ans [25 ans en ménage avec son ex-mari] ; a eu une relation extraconjugale durant 6 ans qu’elle poursuit après son divorce)

Les situations dans lesquelles, après plusieurs années de relation cachée, une femme quitte son conjoint alors que son amant poursuit, lui, sa relation officielle ne sont pas rares. Dans les situations où femme et homme maintiennent leur couple officiel, on remarque que les premières adhèrent progressivement aux valeurs familialistes défendues par leurs amants au détriment de leur idéal de couple amoureux officiel, considérant au final que la dissolution des familles entraînerait des problèmes insurmontables et que leur amour en serait terni. Au fil des ans, la perduration d’une situation duale se traduit ainsi par l’abandon chez les femmes de toute rêverie de « vie à deux » (fréquente durant les premières années). Les femmes, chemin faisant, s’inscrivent alors durablement dans un « statut » de maîtresse qu’elles explicitent comme tel. La relation s’institue et passe, dans l’esprit des principaux concernés de « transitoire » à « installée » : les rôles se définissent, se figent, les pratiques, les discours également. Progressivement se met en place un couple clandestin avec une « culture propre » et pour lequel le terme « aventure » semble de moins en moins adéquat. Au cours des années, les tiraillements internes (culpabilité, sensation de devoir faire « un choix », doutes, souffrances des femmes…) s’estompent.

Conclusion

Comme l’explique Eva Illouz, « Quand la contrainte, les tabous sur le choix du conjoint sont levés, il y a tout à coup un grand nombre de choix sexuels. La psychologie aidant, la rencontre amoureuse va donc se vivre de plus en plus comme un choix. Le sujet doit identifier la personne qui lui convient parmi un grand nombre de choix possibles, et il doit comprendre les raisons mêmes de son choix, les justifier, les légitimer en ayant recours à un savoir psychologique. » (Carnevali et Coccia, 2013 : 118). Avec le capitalisme, les individus ont été libérés de l’autorité parentale qui les contraignait à choisir un conjoint en tenant compte des contraintes économiques qui pesaient sur la famille. Déchargés subjectivement de cette dernière, les individus ont ainsi le sentiment de choisir librement, selon leurs sentiments, des conjoints. Le choix de ces derniers est perçu comme le droit au choix, comme une des grandes libertés acquises dans notre société. Cela explique en partie la succession des unions amoureuses (Garcia et Maillard, 2007). En effet, on a affaire à un idéal amoureux quasi inaccessible qui implique de « recommencer inlassablement à en constituer un nouveau [couple] pour tenter encore une fois de répondre à ce qui peut apparaître comme une injonction sociale contradictoire : se réaliser de façon autonome dans un rapport hégémonique à son conjoint, pourtant pensé comme étant un partenaire. » (Neyrand, 2016 : 22). Mais même si la succession des unions et désunions est la forme la plus légitime et d’apparence la plus moderne de « chercher l’amour » et de « se trouver », la possibilité de changer de partenaire n’a pas mis fin à celle d’apparence plus archaïque et moralement plus condamnée, d’avoir des liaisons amoureuses cachées.

L’idée d’un « soi authentique » révélé dans l’amour clandestin est très présente dans les discours des individus pris dans une double vie et faisant partie des catégories sociales où l’individualisme travaille le plus fortement les représentations de soi. Cela ne préjuge pas, cependant, de l’existence objective de ce « soi ». Mais au-delà de la contextualisation de l’individualisme dans les doubles vies, notre recherche montre qu’elles sont le produit d’une organisation genrée de la vie privée où les valeurs de familialistes portées par les hommes prévalent sur le modèle du couple conjugal amoureux et autosuffisant. L’idée de famille chez les hommes infidèles renvoie prioritairement à la parentalité, quel que soit l’âge des enfants (enfants en bas âge ou enfants adultes) et au « bonheur familial » qui serait perdu à tout jamais en cas de séparation avec l’épouse. En revanche, bien qu’elles s’engagent dans des amours clandestines, comme les hommes, dans des moments de « crises d’identité », les femmes adhèrent prioritairement au modèle amoureux contemporain où la parentalité peut être séparée de la conjugalité. Elles abandonnent progressivement l’idée que ce couple doit conduire à une officialisation de l’union. Certaines en viennent à réviser leur conception du couple et de la famille et maintiennent leur union officielle. D’autres mettent fin à cette dernière afin de vivre pleinement leur amour tout en acceptant (l’idée de « respect des choix de leur amant » est souvent soulignée par ces interviewées) que leur aimé poursuive sa vie familiale et conjugale. Au final, la prise en compte de la durée des infidélités permet de mettre à jour la dimension socio-genrée de l’amour extraconjugal. Il est travaillé par les logiques de l’individualisation, les représentations romantiques de l’amour ainsi que par le familialisme.

Source
Il existe pour chaque problème complexe une solution simple, directe et fausse (H.L. Mencken)
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