La destruction du lien conjugal

Quel comportement adopter face à l’adultère, comment réagir? Beaucoup de questions, quelques débuts de réponses. Ne pas poster de témoignage dans cette rubrique.

Modérateur : Eugene

Règles du forum
Forum ouvert aux invités. il est possible d'envoyer un nouveau sujet ou de répondre sans être inscrit. Votre message sera posté, mais requierera l’approbation d’un modérateur avant d’être rendu visible publiquement. Merci de votre compréhension.
Ne pas poster de témoignage dans cette rubrique.
Répondre
Avatar du membre

Auteur du sujet
Sans Prétention
Modérateur
Modérateur
Messages : 3887
Enregistré le : jeu. 5 mars 2015 19:32

La destruction du lien conjugal

Message par Sans Prétention »

« Nous n’étions pas faits l’un pour l’autre, mais nous avons vécu quand même 26 ans ensemble. […] Nous sommes tout le contraire, alors quand on dit qu’un magnétisme attire les pôles contraires… » déclare Mme Du tertre. « Ah, monsieur, on s’est mariés en 47, un mois après je lui disais déjà que j’allais le quitter parce que je m’étais déjà rendu compte comment qu’il était. […] Du premier jour où on s’est mariés, j’étais là, c’est tout. Il ne me rendait pas malheureuse, mais il ne s’occupait pas de moi. […] Il a toujours été comme ça ; qu’est-ce que j’ai pu pleurer, qu’est-ce que j’ai pu pleurer, il s’en allait… Un moment donné, j’étais toute jeune, je disais : “Des larmes, mais je n’en ai plus” » raconte Mme Sablon qui a quitté son mari après 39 ans de vie commune.

Comment est-il possible de vivre si longtemps avec un conjoint qui vous fait tant souffrir et « qui n’est pas votre genre » ? Et pourquoi parfois le quitter après avoir « tenu » tant d’années ?


« C’était le plein épanouissement pendant 25 ans, sans problèmes, malgré nos difficultés matérielles de devoir gratter pour se faire une place au soleil, là-dessus, y’avait pas d’ombre […], là on était bien ensemble, c’est sûr que c’était vraiment le grand amour, et puis… c’est pour ça que ça m’a fait beaucoup mal et beaucoup réfléchir lorsque je me suis rendu compte que j’étais déçu, et que j’étais arrivé à cette phase de mon amour » explique M. Boivin. « Il y a tellement de choses à évoquer dans ce thème que je me sens à même d’en faire un ouvrage, eu égard à tout ce que j’ai pu intérioriser depuis 20 ans de glissade et de dérive de notre couple » écrit M. Berg dans sa lettre de prise de contact.

Comment devient-il inconcevable de continuer à vivre avec un conjoint que l’on a aimé, avec qui l’on a été heureux ? Quelles « dérives » mènent donc la « barque conjugale » des rivages enchanteurs de l’amour au naufrage de la séparation à l’âge mûr ?

Ces récits qui retracent, les uns le calvaire d’une union conjugale rompue sur le tard, les autres les désillusions tardives de mariages jusqu’alors heureux, nous voudrions maintenant les aborder sous l’angle du lien conjugal, en interrogeant ses capacités de résistance, son endurance, mais aussi sa disparition progressive.


Les composantes du lien conjugal

Le lien conjugal est historiquement situé : il n’est plus aujourd’hui ce qu’il était dans les années cinquante. Comme l’ont montré J. Kellerhals et son équipe (1985), reprenant une hypothèse déjà formulée par L. Roussel (1980), l’idée de divorce est aujourd’hui intégrée dans l’avenir possible du couple : « Le divorce contemporain, plutôt qu’une composante pathologique liée à des carences diverses des individus ou du couple comme tel, est une composante “normale” du modèle de mariage aujourd’hui » (1985, p. 824). Ce qui n’était pas le cas « autrefois » – c’est-à-dire pour la génération des couples de notre corpus –, comme le rappelle S. Chalvon-Demersay qui note qu’aujourd’hui, « en cas de difficultés, on envisage d’autant plus facilement une séparation qu’on s’y est mieux préparé. Avec une promptitude et un volontarisme qui n’ont d’égal que l’acharnement que l’on mettait autrefois à tenter de sauvegarder les unions les plus désassorties. Comme si les objectifs s’étaient inversés » (1987, p. 91).

C’est donc une ancienne forme du lien conjugal que nous allons étudier, en cherchant à reconstituer le processus de sa décomposition à partir des propos de ceux qui l’ont vu peu à peu disparaître, qu’ils aient lutté pour le maintenir ou le dissoudre, ou qu’ils l’aient regardé, avec indifférence ou résignation, se désagréger. Pour faciliter l’observation, il nous faut disposer d’une description analytique minimale du lien conjugal. Nous utiliserons celle proposée par G. Hagestad et M. Smyer, auteurs d’une étude sur « la dissolution des relations de longue durée » (1982, trad. 1987), dans laquelle ils appréhendent la séparation en tant que processus. Ils distinguent trois composantes du lien conjugal : l’attachement au conjoint – ce qu’ils appellent la « cathexis émotionnelle » –, l’attachement au conjugal – ce qu’ils nomment « l’attachement au rôle d’époux » –, et les routines conjugales.


1) L’attachement au conjoint est l’« énergie émotionnelle investie dans la relation », c’est-à-dire les sentiments positifs éprouvés pour le conjoint : l’amour, mais aussi l’amitié – Mme Raphaël parle de « ce que j’avais envers mon mari qui n’était plus que de l’amitié depuis longtemps » –, l’admiration, l’estime. L’énergie émotionnelle négative – la haine, la rancœur – constitue une autre forme d’attachement au conjoint. Nous admettrons que le détachement du conjoint – ce que nous appellerons encore, pour reprendre le terme que G. Hagestad et M. Smyer empruntent au vocabulaire psychanalytique, la « décathexis » – est réalisé lorsque le sentiment dominant à son égard est l’indifférence.


2) L’attachement au conjugal – au rôle d’époux – est défini par G. Hagestad et M. Smyer de la façon suivante : « Indépendamment de ses sentiments pour son partenaire, la personne peut souhaiter conserver le rôle de “mari” ou de “femme” dans son répertoire, et considérer qu’il s’agit d’une partie essentielle de son identité ».

La distinction entre ces deux premières composantes du lien conjugal n’est d’ailleurs pas propre à ces auteurs, puisque F. de Singly écrit dans son analyse des an nonces matrimoniales : « La formule de l’échange matrimonial doit inclure non seulement la valeur des individus, mais également la valeur que ces individus donnent au fait d’être marié » (1984, p. 550), et que J. Kellerhals distingue, dans Mariages au quotidien, deux types de fusion : la fusion institutionnelle et la fusion affective (ou privatisée), ainsi définies : « On appellera “institutionnelle” une solution fusionnelle choisie parce que le sujet estime que c’est le mariage comme institution qui le contraint ou le légitime à voir tel bien placé sous la juridiction du couple. On désignera par l’adjectif “privatisé” le choix fusionnel dû au fait que l’on désire faire plaisir à l’autre, partager avec lui, mais sans pour cela se sentir aucunement contraint par l’institution » (1982, p. 230-231).


3) Quant aux routines conjugales – qui constituent la troisième composante du lien conjugal –, cet ensemble d’habitudes construites progressivement au cours des interactions conjugales, cette « accumulation des micro-évidences » selon J.-C. Kaufmann (1992 a, p. 67), qui facilitent tant la vie quotidienne, solutions institutionnalisées à des questions qu’il n’est plus nécessaire alors de se poser, nous avons souligné leur rôle dans la conservation de la réalité. Mais elles n’échappent pas au mouvement permanent de validation et de reconstruction du monde. La dissolution du lien conjugal passe donc par leur destruction, par leur dé-construction.


De ces trois composantes, les deux premières sont plutôt subjectives : l’attachement au conjoint, l’attachement au conjugal existent, plus ou moins intenses, dans la conscience des conjoints ; nous recueillons alors des discours portant sur des sentiments, des impressions vécus – ou du moins reconstruits. Les routines sont, elles, objectivées : elles existent « à l’extérieur » des conjoints, visibles par un tiers, un ami de passage par exemple. Les discours recueillis portent alors sur des observations d’une réalité extérieure – même si ces observations sont « filtrées » par une grille individuelle de perception, même si elles sont également reconstruites par la mémoire. Ces observations portent d’ailleurs davantage sur les changements d’habitudes – d’autant plus visibles que brutaux –, que sur les habitudes elles-mêmes, l’une de leurs caractéristiques étant, selon J.-C. Kaufmann, de rester inaperçues de ceux qui les mettent en œuvre : « on ne parle pas des gestes. Les habitudes sont une mémoire de l’individu sédimentée hors de la mémoire, dans les rythmes quotidiens, les mouvements du corps, les interactions » écrit-il dans La trame conjugale (1992a, p. 7). En quelque sorte, c’est leur disparition qui les rend visibles, par un effet de contraste. Effet de contraste que M. Proust a fort bien décrit dans La fugitive : « […] je voyais soudain un nouveau visage de l’Habitude. Jusqu’ici je l’avais considérée surtout comme un pouvoir annihilateur qui supprime l’originalité et jusqu’à la conscience des perceptions ; maintenant je la voyais comme une divinité redoutable, si rivée à nous, son visage insignifiant si incrusté dans notre cœur, que si elle se détache, si elle se détourne de nous, cette déité que nous ne distinguions presque pas nous inflige des souffrances plus terribles qu’aucune et qu’alors elle est aussi cruelle que la mort » (1986, p. 50).


Aussi le traitement réservé aux trois composantes du lien conjugal ne sera-t-il pas le même : essai de compréhension des logiques d’attachement au conjoint et au conjugal et des mécanismes de détachement du conjoint et du conjugal d’une part (2) ; reconstitution descriptive des étapes de la destruction des routines conjugales d’autre part (3).


La foi et le conjugal

« Mais je ne pouvais pas y croire. Je voyais bien qu’il faisait tout pour que je m’en aille et moi, je ne voulais pas y croire, malgré que je voyais bien qu’il m’enfonçait, quoi », déclare Mme Vigneron. « Et en randonnée pédestre, on a fait des séjours de huit jours en montagne, et elle y était, et il était toujours avec elle… et je n’y ai pas pensé, vraiment ça ne m’est pas venu plus loin que le bout de mon nez, j’ai pas du tout pensé à ça », se souvient Mme Raphaël.

Malgré les démentis du réel, Mmes Vigneron et Raphaël n’ont pas cessé de croire : l’une que son mari ne cherchait pas à la quitter, l’autre que son époux lui était fidèle. Avec R. Sennett, nous considérerons « l’acte de croire comme une réalité » et que « les processus de croyance » sont « socialement déterminants » (1987, p. 123). Aussi appréhenderons-nous les deux composantes subjectives du lien conjugal, l’attachement au conjoint et l’attachement au conjugal, comme des phénomènes de croyance. Nous chercherons à comprendre comment se maintient la foi des croyants, avant de voir comment peut se produire la disparition de la croyance : comment garder la foi ; comment la perdre.


Garder la foi

Approche sociologique de la croyance

Ce qui ne laisse pas d’étonner, dans nombre d’entretiens, en particulier ceux réalisés avec des femmes, c’est l’énergie qu’elles ont investie dans une relation qu’elles semblaient seules à soutenir, ce sont les souffrances endurées pour que le lien conjugal perdure, c’est la crédulité dont certaines ont fait preuve, longtemps incapables de voir l’« évidence », connue de tout leur entourage : l’infidélité de leur conjoint. Mais de telles interrogations ne sont-elles pas doublement viciées ? : parce qu’« ethnocentriques », jugeant à l’aune du modèle matrimonial contemporain des comportements qui s’inscrivent dans le cadre d’un autre modèle du mariage ; parce que posées a posteriori, une fois l’échec devenu patent, semblant ainsi donner une leçon facile sur ce qu’il aurait fallu faire (et voir) ?



Quelle posture sociologique adopter pour rendre compte de ces attachements difficilement ébranlables ? Nous aurons ici recours aux développements que R. Boudon consacre à la croyance dans L’art de se persuader (1990).


Une première possibilité consiste à penser l’attachement enchanté de ces femmes à leur conjoint et au conjugal, leur aveuglement quant au comportement de leur mari, comme une conséquence de la domination masculine. C’est là une explication par des « causes non affectives non observables », qui renvoie à des « montages psychiques socialement déterminés » – explication de type II b, en reprenant la typologie de R. Boudon (1990, p. 46). Seconde explication possible – de type II a –, celle par des « causes affectives observables » : l’amour rend aveugle. Ce qui est tout à fait tautologique, puisque l’attachement au conjoint est alors « expliqué » par le sentiment amoureux, qui en est la définition. Ou encore, on pourrait soutenir, en s’appuyant sur Wittgenstein, que les discours ne reflètent pas en fait ce que les conjoints pensent – par exemple que leur conjoint ne va pas les quitter –, mais sont l’expression symbolique d’un désir.

Ces trois postures ont en commun de ne pas s’intéresser aux discours que les acteurs tiennent sur leurs croyances, puisque celles-ci s’expliquent par des causes qu’ils ignorent. R. Boudon propose au contraire de postuler la rationalité subjective des acteurs et de chercher « les raisons que les sujets peuvent avoir de croire ce à quoi ils croient » (1990, p. 398). Si cette position nous semble salutaire pour éviter de faire des partenaires du mariage traditionnel nos « primitifs » qui appliqueraient à leurs relations conjugales une « mentalité pré-logique » dont nous aurions su nous débarrasser, elle nous semble pécher sur deux points : le postulat de rationalité est trop fort ; ce type d’approche est trop statique.

En effet, si on repère dans les discours les « bonnes raisons » que les acteurs avaient de croire, on constate d’une part que ces « bonnes raisons » leur paraissent parfois aujourd’hui bien étranges – « Comment ai-je pu être aussi naïve ? » –, d’autre part que la croyance est souvent moins assurée, plus hésitante et contradictoire que ne le laisse supposer une approche en termes de rationalité subjective. Que l’on en juge par ces propos de M. Grafin : « J’y croyais sans y croire… mais j’y croyais quand même. Je ne savais pas trop comment, mais je savais que ça péterait un jour ou l’autre. Même en m’y attendant, j’ai été surpris un peu quand même. C’est un coup dur ». Ainsi, comme l’écrit E. Claverie : « Il ne faut pas retirer au croyant la faculté de douter » (1990, p. 64). Plutôt que de croyance monolithique, de « foi du charbonnier », il faudrait parler d’aveuglement partiel ou de lucidité limitée.

La croyance n’est pas en effet une action rationnelle dont il suffirait après-coup de déterminer les « bonnes raisons ». C’est un ensemble d’évidences, d’« allant-de-soi » qui, pour conserver leur réalité, doivent être sans cesse soutenus et validés : les croyances sont continuellement construites et reconstruites – et en particulier dans les moments où elles sont le plus en danger – et les « bonnes raisons » des acteurs ne sont pas seulement la preuve de leur rationalité, mais avant tout des matériaux qu’ils se donnent – et qu’on leur donne – pour consolider leur système de croyances. Réalités mouvantes, les croyances doivent être étudiées dans une perspective dynamique.

Ainsi, il nous semble important de prendre en compte le discours des acteurs, mais pas seulement pour recenser les raisons qu’ils donnent de leur croyance : il nous faut rendre compte de la façon dont ils les construisent. Tout en se construisant eux-mêmes, car identité personnelle, monde de la vie quotidienne et croyance dans le conjoint et le conjugal se soutiennent mutuellement. C’est dans une telle optique que nous souhaitons maintenant aborder l’attachement au conjugal, puis l’attachement au conjoint, des femmes essentiellement puisque ce sont elles surtout que nous avons rencontrées et qui se montrent prolixes sur ces questions : en effet, le conjugal est la partie du monde dans laquelle elles ont construit prioritairement leur identité.



L’attachement au conjugal

A. Strauss, soulignant la relation entre engagement et sens de l’identité, insiste sur l’effort nécessaire à la poursuite de l’engagement : « Reprenant la métaphore religieuse, je dirai que tout engagement à long terme, fût-il de faible portée, inclut l’acceptation du sacrifice […] jouant pour lui-même le rôle du public et de juge, il [l’individu] s’encourage à ne pas s’attarder en chemin, ni à céder à la tentation, et s’il lui faut abandonner certains projets, ne pas renoncer à sa quête » (1992, p. 45). Voyons pourquoi ces femmes, malgré les moments de souffrance et les heures de découragement, n’ont pas renoncé à leur quête.

Tout d’abord, et comme nous le signalions, la sphère familiale est pensée avant tout comme lieu féminin, que les femmes se doivent de construire, et dans laquelle elles construisent le sens de leur vie. Ainsi, la bonne marche du ménage relève de la responsabilité de la femme, comme l’explique Mme Cardinal : « Dans le temps, si on voulait qu’un ménage dure, c’est toujours ce que je recommandais aux gens : la femme mettra 75 % de sa bonne volonté, le mari en mettra 25 %. Mais ne demandez pas 50-50, sinon vous n’arriverez jamais à un but. C’est vrai que c’était ça, alors que maintenant, c’est plus ça ». Et elle a mis elle-même ces préceptes en application : « Ça me semblait injuste, déjà, mais je ne disais rien car je voulais tellement ne pas mettre la guerre dans mon ménage ».

D’ailleurs, la femme n’est pas seulement épouse, elle est mère également, et peut trouver dans ce rôle une double raison de rester attachée au conjugal. D’une part parce qu’il convient de sauvegarder le foyer pour les enfants – dont la mère se sent également responsable à titre principal : « J’ai toujours eu peur de faire souffrir mes enfants, parce que je n’avais pas de métier, et de ne pas pouvoir leur donner la vie…, leur faire poursuivre des études » affirme Mme Sablon. D’autre part parce que le lien maternel peut jouer comme palliatif du lien conjugal, comme cela semble avoir été le cas pour Mme Blanchot, qui récuse le terme de « vie conjugale » pour parler de sa vie passée : « On ne peut pas parler de vie conjugale, on peut parler de vie en famille, avec les enfants, parce que ça a été tout à fait différent, il n’y avait pas de vie conjugale à ce moment-là, on était ensemble avec mon mari ; mais cinq enfants, ça demande beaucoup de travail, et puis j’étais beaucoup à l’écoute des enfants, trop aux yeux de mon mari parce que justement, il aurait bien voulu que je m’occupe un peu plus de lui ». On peut parler dans ce cas d’un « système de rôles liés », le rôle maternel étant investi à titre principal, le rôle conjugal étant secondaire, accepté parce que jugé nécessaire à une bonne interprétation du premier.

Lorsque le doute se fait trop insistant – « est-ce vraiment cela le bonheur conjugal ? » – et risque d’ouvrir une brèche dans la croyance, il faut mobiliser de « bonnes raisons » pour empêcher que la fissure ne s’élargisse, pour ne pas renoncer à sa « quête ».

Tout d’abord, à quoi bon douter lorsqu’on ne peut matériellement se le permettre ? « Jamais je n’ai envisagé de le quitter. Cette femme avec qui il entretenait des relations avait 15 ans de plus que lui. J’étais jeune et jolie, j’attendais un deuxième enfant, sans possibilité de retravailler, j’étais bien obligée de subir comme beaucoup de femmes de ma génération » écrit Mme Bloch.

À quoi bon douter, quand on est convaincu qu’il faut être cohérent avec soi-même et assumer ses choix passés ? Mme Sablon a épousé son mari « peut-être pas par amour, c’était plutôt pour m’évader de chez moi. […] Je suis partie pour me libérer de ma mère ». D’où cette maxime, qui l’a longtemps incitée « à ne pas s’attarder en chemin » et à balayer ses doutes : « J’ai choisi. À toi de payer, ma fille ». Quant à Mme Dutertre, elle explicite une logique de « fidélité à soi-même » : « Je me disais – on m’avait déconseillé d’épouser ce garçon, aussi bien ma famille que mes amis –, alors je me disais : “C’est tant pis pour moi, c’est moi qui l’ai bien voulu, c’est moi qui l’ai épousé”. […] J’étais logique avec moi-même : “Pourquoi aller dire aux autres tes misères puisque ce que tu as, tu l’as voulu. C’est peut-être une malchance, mais tout le monde en a dans la vie” ».

N’oublions pas – cette dernière remarque de Mme Dutertre permet de le souligner – le contexte de socialisation des femmes de cette génération. Elles ont vécu leur enfance ou leur adolescence pendant la guerre ; la plupart d’entre elles ont été élevées dans le strict respect des principes chrétiens – la majorité des entretiens ont été réalisés dans l’Ouest de la France. Aussi la souffrance ne leur apparaît-elle pas scandaleuse, mais le lot commun de l’humanité, qu’il faut apprendre à supporter avec une sagesse toute stoïcienne : « prendre les gens comme ils sont, le temps comme il vient, l’argent pour ce qu’il vaut, chercher le gramme d’or dans le quintal de terre, dans le mari qu’on a » (Notre Temps, n° 245, mai 1990). Il appartient à chacun de porter sa croix – et cette croix peut être conjugale. Comme le dit encore Mme Dutertre : « Quand on trouve une pierre au milieu du chemin, on ne la contourne pas, on monte dessus !».

Comment enfin ne pas douter de ses doutes envers le conjugal quand les modèles, les repères manquent ? Il n’est pas facile de déterminer ce qu’est un couple « normal » lorsque les problèmes conjugaux sont tus à l’extérieur du foyer et que les média n’ont pas encore fait des pathologies familiales l’un de leurs sujets de prédilection : « Ça faisait déjà un petit bout de temps que ça boitait, ça n’allait pas très bien. Je pense que c’est un petit peu dans tous les ménages comme ça… » dit Mme Germain. Et une « agricultrice retraitée, 68 ans » m’écrit : « Monsieur, des enquêtes comme la vôtre m’intéressent toujours. Car chaque jour je me pose la question si c’est moi qui suis détraquée ou mon conjoint 71 ans agriculteur retraité ». Il n’est pas facile, en effet, d’interpréter tel ou tel comportement du conjoint lorsque l’explication reste « flottante » parce que personne ne vient en renforcer la réalité, en assurer l’évidence. On le voit bien dans cette réaction incrédule de Mme Vigneron, qui a remarqué la propension de son mari à regarder les autres femmes : « C’était le coup d’œil sans se retourner, je me disais : “Ça vient peut-être de moi…”, je ne lui ai jamais fait voir ça, je ne lui ai jamais dit. Je me disais : “Après tout, je suis peut-être un petit peu jalouse aussi”. Je me disais toute seule, mais je n’en parlais pas à personne ».

L’attitude de Mme Vigneron nous rappelle à propos ce sur quoi insistent P. Berger et T. Luckmann : pour eux, « le plus important véhicule de conservation de la réalité » est la conversation (1986, p. 208). Si les « bonnes raisons », mobilisées pour soutenir le conjugal, sont en partie puisées dans le stock social de connaissances, elles proviennent également des conversations avec les autres qui viennent consolider la croyance quand elle vacille.

Les autres d’abord à qui l’on parle peu de ses problèmes conjugaux : soit que l’on estime qu’il faut les assumer seul, soit que l’on craigne leur jugement réprobateur – « Ma mère m’aurait foutu carrément dehors en me disant : “Tu n’avais qu’à prendre Pierrot !”» explique Mme Sablon. Dans ce cas, la conversation n’a pas lieu réellement, il suffit que la scène soit imaginée pour qu’elle exerce son action de confirmation de la réalité existante comme seule envisageable.

Et lorsqu’on leur en parle, ils s’efforcent de boucher les fissures qui apparaissent dans la croyance : « Mes enfants avaient 10-12 ans, ça n’allait pas du tout le ménage, je voulais déjà divorcer. […] J’avais demandé conseil à ma mère, et puis ma mère m’avait déconseillée » raconte Mme Raphaël. Mme Vigneron, elle, suit les recommandations de son médecin : « Je m’étais confiée à mon docteur. Il m’a dit : “Ce que je vais vous demander, ça va être dur : Ne répondez pas !” Et bien, j’y suis arrivée, monsieur, à ne pas répondre, mais je vous assure, ce n’était pas facile. Il rentrait tard, je ne répondais pas ».


L’attachement au conjoint

Écoutons maintenant Mme Cardinal nous parler de son mari. Elle a dû, après 41 ans de mariage, « mettre fin à une très grande souffrance » en le quittant. Si elle a dû se résoudre à cette extrémité, alors qu’elle l’aimait encore, c’est qu’il avait depuis plus de dix ans une maîtresse, et partageait son temps entre ses deux foyers. Par ailleurs, elle raconte que son mari « vivait que pour lui. Il était pas prévenant et tout ». Elle évoque sa « brutalité » dans les rapports sexuels, au cours desquels elle reconnaît n’avoir jamais éprouvé beaucoup de plaisir – il y a plus de dix ans d’ailleurs qu’il lui avait dit : « À partir d’aujourd’hui, je ne te demande plus pour faire l’amour. C’est toi qui me demande si tu en as envie ». Elle souligne que dans leur activité professionnelle – ils étaient commerçants –, elle devait assumer la plus grosse partie du travail : « Je lui laissais aucune responsabilité parce qu’il était pas capable ». Nonobstant ces griefs, elle déclare : « Quand on a eu quarante ans de mariage où vous n’avez pas eu de problèmes… le plus grave, c’est que mon mari et moi, on s’entendait très bien, y’avait jamais un problème, jamais une discussion, le couple n’avait jamais de problème, si ce n’est cette femme qu’il n’arrivait pas à liquider ». Juxtaposition de deux discours, donc : l’un énumérant les difficultés conjugales et les défauts du conjoint, l’autre dépeignant la vie conjugale sous des couleurs idylliques. Tout se passant comme si le premier ne pouvait déteindre sur le second, comme si le désenchantement devait rester contenu, garder la forme d’éléments épars, sans jamais pouvoir faire bloc et menacer la vision enchantée du conjoint.

Pour analyser pareille ambivalence, nous aurons recours à A. Strauss, qui explique que les changements, les événements imprévus, les « situations problématiques » donnent lieu à deux types d’interprétation : soit ils sont codés comme mineurs et « ils n’altèrent pas de manière “substantielle” ou “essentielle” le caractère principal de l’objet ou de l’événement »; soit ils ne peuvent pas être intégrés dans la définition antérieure de l’objet car « les nouvelles données sont assez importantes pour justifier une nouvelle définition » (1992, p. 29). C’est le premier type d’interprétation qui retiendra ici notre attention, et nous allons donc chercher à dégager les techniques de « codage mineur », qui permettent de rejeter les côtés désagréables du conjoint à la périphérie de la relation conjugale, l’adhésion n’étant pas alors remise en cause. Nous en distinguerons trois – la relativisation des défauts du conjoint, la croyance en un avenir meilleur, des attributions motivationnelles erronées –, avant de porter notre attention sur le terreau dont elles se nourrissent : la confiance conjugale.


1) Première technique, donc : la relativisation des défauts constatés chez le conjoint. On ne peut les considérer en soi, il faut les mettre en regard de ses qualités, nous explique Mme Sablon : « Il buvait de bons coups, mais il menait son bateau, et puis il fallait voir comment il travaillait et tout. Personne ne dira que c’est un feignant, mais j’aurais préféré qu’il soit comme j’ai connu des mariniers qui battaient leurs femmes et ne leur donnaient pas d’argent, mon mari n’a jamais été comme ça. Si j’avais eu un mari comme ça, y’a longtemps que je l’aurais quitté, mais je disais : “C’est pas suffisant pour… le séparer de ses enfants” ». Souvenons-nous de cette lectrice de Notre Temps qui donnait la formule de l’enchantement conjugal : « chercher le gramme d’or dans le quintal de terre dans le mari que l’on a » (n° 245, mai 1990). Précepte que Mme Vigneron – qui avoue par ailleurs avoir « beaucoup souffert dans la vie, beaucoup souffert » – semble appliquer lorsqu’elle se lamente en ces termes, après le départ de son mari : « Il a de très grandes qualités, y’a que les femmes qui l’ont perdu. C’est dommage, il a un cœur d’or, il est prêt à rendre service à tout le monde. Il est bien estimé partout où il passe. Tout s’est effondré bêtement ». Et Mme Dutertre montre combien les défauts peuvent peser peu lorsqu’ils sont perçus comme l’envers de qualités exceptionnelles : « Je me rendais bien compte quand même de ses défauts, mais j’étais dans l’impossibilité de le surveiller car lui n’était pas un homme ordinaire. Je pars du principe, voilà, si j’avais eu pour mari un ouvrier, un petit artisan… il n’aurait pas eu autant de possibilités de me tromper en tout, je m’en serais rendu compte plus vite, alors que lui, c’était l’Arsène Lupin, c’était des coups en dessous, et puis il me comblait pour que je reste avec lui ». En cadeaux, et sexuellement : « Entre nous, il y avait tellement un accord parfait dans le domaine de l’intimité. De ce côté-là, il me dominait complètement. C’est mon dieu. Il y a une sorte d’admiration qu’on ne peut pas s’expliquer soi-même qui vous attire vers un être. Pourquoi ?».

2) Autre technique de « codage mineur » des événements problématiques : l’espoir que ce ne sont là que des difficultés passagères, que « ça va s’arranger avec le temps », la croyance en un avenir meilleur. « Moi, je disais toujours : “Avec l’âge, il va peut-être arriver à se calmer ; une fois à la retraite, on va peut-être prendre une autre vie, peut-être voyager” », raconte Mme Sablon. « J’aurais pensé que ça allait aller de mal en pis, je l’aurais quitté bien avant », explique à son tour Mme Dutertre. « Et puis je me disais : “Ça va peut-être s’arranger”. Je disais toujours : “Ça va s’arranger”, et puis ça ne s’arrangeait pas effectivement », renchérit Mme Germain. Mme André témoigne aussi en ce sens : « Il était bizarre, ce n’était plus le même. Moi, j’espérais sur la retraite pour que tout se remette en l’ordre ».

Cette technique joue en particulier pour minimiser la gravité de l’infidélité du conjoint : « Tout de suite, je m’en suis aperçue ; je n’avais pas de preuves, mais je me doutais ; je savais que mon mari tenait tellement à son ménage que je me disais : “Cette histoire-là, ça n’ira pas jusqu’au bout”, et c’est pour ça que j’ai tenu » raconte Mme Cardinal. Une telle attitude puise des éléments propres à la soutenir dans le stock social de connaissances : « C’est une passade, ça lui passera, c’est le démon de midi !» pense comme beaucoup d’autres femmes Mme Lorette au début de la liaison de son mari. Et Mme François évoque un souvenir familial alors mobilisé pour renforcer la croyance : « J’acceptais parce que je me disais : “Ça va passer…”. Dans ma famille, j’ai eu ce cas-là. C’était un oncle et une tante. Mon oncle n’a jamais quitté ma tante. Il a eu des aventures, il n’a jamais quitté sa femme, et ils ont eu une heureuse vieillesse en semble. Alors je me disais : “C’est à moi d’être patiente, j’ai un travail, tout ce qu’il veut, il l’a. Et puis ça passera… Je vais faire mine de rien, je vais être gentille” ». La croyance en une aventure passagère peut également se trouver renforcée par les autres, garants de la morale et de l’ordre social. Ainsi, un ami de son mari affirme à Mme Béart : « Ne pleurez pas, dans trois mois, il est chez vous, et il ne remettra jamais les pieds là, on le connaît depuis sa jeunesse. […] Il va vous revenir ». Et Mme Béart commente : « Moi j’ai eu confiance. Sa famille me disait : “Ne faites pas de scandale, ne faites pas de scène !”».

3) Le « codage mineur » d’une situation problématique peut également résulter d’une attribution motivationnelle erronée. A. Strauss écrit en effet que « dans le cas problématique », « une personne, tentant de cerner la situation, est nécessairement confrontée à des problèmes de motivation. Il faut bien se demander, devant l’ambiguïté du contexte : que signifient ces actes ? Pourquoi ces gens les accomplissent-ils ? […] Pour que l’action se déroule, il est nécessaire de prêter aux autres des motivations » (1992, p. 51). C’est un tel mécanisme que nous appelons attribution motivationnelle. Une attribution motivationnelle erronée se produit d’autant plus facilement que l’ignorance, le manque de repères en matière conjugale sont importants, et que la communication dans le couple est faible.

Mme Henri raconte comment elle a réagi à l’arrêt brutal et non explicité des relations sexuelles avec son conjoint : « Il ne me touchait plus. Moi j’ai cru qu’il était malade. J’ai pensé comme une femme à une ménopause. Je me suis dit : “Tiens, j’avais pas entendu dire que les hommes faisaient leur andropause !”. Mais pourquoi je n’ai pas comme une sotte pensé à demander à mon médecin !». Aussi a-t-elle « assumé cette chose-là pendant deux ans, en supposant qu’il était malade ». Il serait bien sûr facile de se gausser de la naïveté de Mme Henri. Il est plus pertinent de considérer que l’on réagit avec les données disponibles dans son stock de connaissances, que celui-ci varie avec le milieu social et suivant les générations, de même que la facilité à l’actualiser et à le compléter. Les théories des « crises » – « crise du milieu de la vie », « crise de la retraite » – sont d’ailleurs également sollicitées pour expliquer un changement de comportement du conjoint : « Mariés depuis quarante ans, nous avons eu une vie qu’on peut qualifier d’heureuse ! Jamais je n’aurais imaginé qu’à 65 ans mon mari pourrait être tenté de me quitter. Je voyais bien qu’il devenait nerveux et agressif, qu’il dormait mal, mais je mettais cela sur le compte du passage à la retraite… Et voilà qu’il m’avoue son amour pour une femme plus jeune que moi » (Jeanne ; Essonne) (Notre Temps, n° 194, février 1986). Citons encore l’exemple de M. Boivin, qui a beaucoup diminué les relations sexuelles avec sa femme depuis plusieurs années, et qui explique qu’«elle ne réalise pas parce qu’elle est toujours très puérile dans sa façon de voir les choses, elle s’imagine que je suis devenu impuissant. Enfin, elle croit ce qu’elle veut, hein. Comme je ne peux pas essayer de lui expliquer, je laisse tomber ».

Cette dernière remarque nous amène à évoquer le second point annoncé, la faible communication dans le couple, qui favorise les attributions motivationnelles erronées. Ainsi, Mme Lorette reconnaît que son mari est toujours resté pour elle un « mystère » tant il parlait peu et était « taciturne », et Mme André se souvient de la réaction de son conjoint quand elle a émis quelques doutes sur la nature de ses relations avec sa secrétaire qu’il invitait de plus en plus souvent à la maison : « Je n’ai pas voulu jouer les femmes jalouses, c’était pas mon style, il n’y a jamais eu de scènes, je lui ai simplement parlé, il m’a simplement dit : “Tu es bonne à enfermer, tu es folle”, sa seule réponse devant mes doutes, alors je n’ai pas insisté ». On constate sur ces exemples combien doit être nuancée l’affirmation de P. Berger et T. Luckmann selon laquelle « pour maintenir la réalité subjective de façon efficace, l’appareil de conversation doit être continu et consistant » (1986, p. 210) : quand la propension à croire est suffisamment forte – et c’est le cas pour ces femmes dont la vie prend sens dans le conjugal –, le silence, qui favorise la mauvaise interprétation des signes, suffit.

Cependant, pour expliquer la facilité avec laquelle les attributions motivationnelles négligent la piste de l’adultère, mais aussi sur quoi se fondent la relativisation des défauts du conjoint et la croyance en un avenir meilleur, il est nécessaire d’introduire la notion de confiance conjugale.

L’importance de la confiance dans les relations sociales a déjà été soulignée par certaines des plus illustres figures de la sociologie : dans « Les sectes protestantes et l’esprit du capitalisme » (1964 b), M. Weber montre comment, aux États-Unis, l’appartenance religieuse était perçue comme le signe de la probité morale, favorisant les relations économiques entre ceux qui pouvaient ainsi s’accorder crédit. G. Simmel, constatant dans Secret et sociétés secrètes que « nos relations se développent sur la base d’un savoir réciproque » (1991, p. 11) et que ce savoir ne peut être total, considère que « notre existence moderne repose, beaucoup plus largement qu’on ne le reconnaît habituellement, sur la foi en l’honnêteté des autres » (p. 16), et que « la confiance est un état intermédiaire entre le savoir et le non savoir » (p. 22). Même dans la vie conjugale, nous dit-il, le secret existe, et donc la confiance est nécessaire. Nous le suivrons sur ce point, et nous poserons que la confiance est un réducteur d’incertitudes de la vie conjugale. Notons d’ailleurs que confiance et croyance sont étroitement liés, comme le rappelle J. Pouillon dans ses « remarques sur le verbe “croire” » (1979) : « “croire en…”, c’est avoir confiance».

C’est cette confiance qui rend parfois proprement impensable la trahison du conjoint – et donc interdit de concevoir une attribution motivationnelle en ce sens – et explique ces récits étonnants dans lesquels la femme trompée ne voit rien, alors que tout son entourage est au courant, et en particulier les enfants : « Quand ma fille s’est rendu compte que ça n’allait plus du tout, le couple, elle m’a dit : “Maman, qu’est ce qui se passe ?” Je lui ai dit : “J’ai appris que Sabine était la maîtresse de ton père”. Elle m’a dit : “Mais maman, c’était su de tout le monde”. J’ai dit : “Quoi ? Tout le monde était au courant ?” Elle m’a dit : “On pensait que tu étais au courant et que c’était un accord entre vous trois” ». Observons aussi comment Mme Pierre refuse d’interroger certains « signes du lien » entre son mari et sa maîtresse : « On prenait donc l’apéritif, j’avais invité des collègues, dont cette femme, parce que j’avais des relations amicales avec elle, je voyais qu’il y avait une espèce de petite attitude avec mon mari qui ne me plaisait pas, mais je me disais : “elle est folle”. J’avais confiance en mon mari ». Et voici une scène ayant eu lieu plusieurs mois plus tard, alors que les signes se sont accumulés – elle les code aujourd’hui comme tels, mais ils n’avaient pas éveillé ses soupçons à l’époque : « Ce coup de téléphone à mon fils, ça a été le déclic de tout : “Il y a quelque chose d’anormal qui se passe”. […] Je ne situais pas encore, c’est curieux, je ne pensais pas encore que mon mari était parti avec quelqu’un, ça ne m’effleurait même pas, c’est curieux comme on a une espèce d’innocence dans ce domaine-là. On croit que tout est acquis. Je ne sais pas, je n’y pensais pas du tout ».

Comme l’écrit D. Vaughan : « La vie est compliquée, et s’assurer qu’une relation va bien ou mal demande des efforts. Une fois que nous sommes confortablement installés dans la vie conjugale, la vigilance intense, dévoreuse d’énergie de la période de flirt est remplacée par une méthode plus simple et plus fonctionnelle. Incapables de suivre notre conjoint dans chacune de ses activités et de nous interroger sur la signification de tous les événements, nous mettons en place un système de communication basé sur la confiance. Nous cessons progressivement notre surveillance attentive, nous reposant à la place sur des signaux familiers pour attester de la permanence et de l’intensité du lien : les mots “Je t’aime”, des vacances en famille, des rapports sexuels satisfaisants, quelques soirées entre amis, les échanges routiniers – “Comment ça s’est passé, aujourd’hui ?”. Nous considérons ces signaux comme rendant compte de la relation, et nous reportons ailleurs notre énergie investigatrice » (1986, p. 63-64). C’est ce qu’a fait Mme Henri, qui a mobilisé son énergie pour la réussite de ses enfants : « Je pense avoir vu un changement de son état en novembre 1987. Est-ce qu’il avait déjà avant commencé à fréquenter cette femme ? Mettez-vous à la place d’une femme qui travaille, qui a trois enfants, dont deux universitaires, un autre à l’école privée, qui aura son bac, qui ne l’aura pas, qu’on ne sait pas ce qu’il fera, donc une femme, je travaillais huit heures par jour, j’avais trois enfants sur le dos, des enfants qui voulaient se marier, des enfants qui fréquentaient, des enfants qui avaient ci, qui avaient ça ».

Ces réflexions sur la croyance et sur la confiance nous amènent à revenir, pour terminer, sur une hypothèse formulée par F. de Singly et G. Charrier : « Plus engagée, la femme code davantage que son partenaire ce qu’elle vit à partir du point de vue conjugal et risque donc davantage d’être déçue de l’histoire matrimoniale. La plus grande indifférence de l’autre le rend moins clairvoyant » (1988, p. 50). Hypothèse que l’on retrouve d’ailleurs exposée par I. Théry dans Le démariage : « Les rôles masculins et féminins impliqueraient des façons différentes de s’investir dans le mariage, sans doute liées à la moindre ouverture des femmes vers l’extérieur qui les rendrait moins inattentives que les hommes à ce qui peut mettre en cause l’union, et ce d’autant plus qu’elles sont davantage victimes de “ce qui ne va pas”, soit qu’elles restent à la maison, soit qu’elles assument prioritairement ce qu’on appelle la double journée » (1993, p. 253). S’il n’est pas question pour nous d’invalider cette hypothèse, les développements que nous venons de consacrer au maintien de la croyance invitent à nuancer l’image d’épouses attentives au moindre signe de dysfonctionnement du couple. D’une part, ils suggèrent que les femmes ayant une activité professionnelle, celles qui connaissent « la charge mentale de la journée “redoublée” » (Haicault, 1984, p. 268), n’ont guère le temps de faire preuve de vigilance, doivent en conséquence se montrer particulièrement confiantes, et donc croyantes dans le bon fonctionnement de leur vie conjugale. D’autre part, le plus fort investissement féminin dans le conjugal n’est pas forcément le garant d’une plus grande perspicacité : si l’engagement incite à mieux voir, il élève aussi le coût de la lucidité ; il n’est pas facile d’admettre facilement ce qui remet en cause le sens même de son existence. La lucidité s’arrête sans doute aux limites du « cadre de l’expérience » (Goffman, 1991). Agissante à l’intérieur, elle ne peut concevoir que le cadre lui-même s’écroule : la croyance est « préservatrice ».


Perdre la foi

Si l’attachement au conjoint est de l’ordre de la croyance, alors la « décathexis » peut être considérée comme un phénomène de décroyance, de perte de la foi. Nous voudrions avancer dans la connaissance de ce processus, en nous demandant tout d’abord s’il est brutal ou progressif (1), puis en présentant quelques exemples (2), à partir desquels nous dégagerons deux voies de destruction de la croyance : dans la voie externe, ce sont les autres qui la font chanceler (3); dans la voie interne, ce sont ses propres fondements qui s’effritent (4). L’attachement au conjoint disparu, reste l’attachement au conjugal : situation privilégiée pour observer en quoi, précisément, celui-ci consiste (5).


Un effritement ou un effondrement ?

Tout d’abord, cette destruction prend-elle la forme – dans les récits tout du moins puisque c’est à travers eux que nous pouvons l’appréhender – d’une lente érosion ou d’un effondrement brutal ? Les deux versions peuvent être observées : dans certains cas, il est difficile de dire à quel moment a eu lieu le détachement, tant les sentiments ont semblé suivre le cours d’une rivière coulant régulièrement vers la mer de l’indifférence ; dans d’autres récits, par contre, les sentiments ont comme emprunté le lit accidenté d’un cours d’eau brutalement interrompu par une formidable chute : un événement précis et référé dans le temps est présenté comme ayant été l’occasion d’une « prise de conscience », après laquelle plus rien n’a été comme avant.

Si la métaphore fluviale permet de distinguer les deux types de récits de « décathexis » et d’attirer l’attention sur celui qui décrit un effondrement brutal, peut-on considérer, dans ce dernier cas, que le passage de l’amour à l’indifférence ressemble à une chute d’eau qui, à elle seule, réduit d’un coup l’altitude ou brise en un instant les sentiments ? Ne vaudrait-il pas mieux penser l’événement déclencheur de la « prise de conscience » en analogie avec l’ultime variation de température qui fait passer un corps de l’état de solide à l’état de liquide, ou encore, pour reprendre une image commune, avec la goutte d’eau qui fait déborder le vase ? Est-il pertinent alors de porter une attention spéciale à cette goutte d’eau, semblable à toutes les précédentes, et qui ne doit le privilège d’avoir été distinguée qu’au hasard de sa place dans la succession des gouttes d’eau ? La réponse est positive si l’on considère que l’analyse d’une seule goutte permet de connaître la composition chimique de l’eau. Et si, comme l’écrit L. Tolstoï (1960, p. 755), il est dénué de sens de dire « qu’une montagne minée s’est écroulée à cause du dernier coup de pioche du dernier ouvrier », d’un point de vue méthodologique, il n’est pas interdit d’étudier plus particulièrement ce dernier coup de pioche en supposant que les précédents n’ont pas été très différents. La goutte d’eau fatidique, l’ultime coup de pioche ont pour conséquence une « suspension de l’inattention aux choses qui vont de soi », pour reprendre la formule de L. Quéré (1992). Ce sont des « incidents » au sens d’A. Strauss : « Une modification des relations sociales est souvent si banale, si progressive, qu’on la remarque à peine. Il faut un incident pour que l’on prête attention au changement. Un signe de progression, ou de régression, est nécessaire. Quand l’incident se produit, il assène, la plupart du temps, un coup décisif signifiant : “Tiens ! Tu en es arrivé là !”» (1992, p. 100).


Étude de cas

Quelle qu’en soit la métaphore la plus exacte, chute ou goutte d’eau, événement à la portée considérable ou simple révélateur de ce qui se préparait depuis longtemps de façon sous-jacente, nous nous proposons d’approfondir l’étude de ces « incidents décathecteurs », à partir de trois exemples.

Le premier nous est relaté par M. Boivin, cet ancien ouvrier devenu chef d’entreprise. Il prend place vingt-cinq ans après son mariage : « J’ai marché dans ce qui, d’une certaine manière, m’avait aidé au départ et ne me déplaisait pas, jusqu’au jour où ça a fini par m’agacer, parce que là j’ai fait le point… et je me suis rendu compte. Et ça, ça s’est passé quand ma fille et mon gendre, qui étaient des précurseurs, qui se sont connus au lycée, se sont mis en couple. Alors là, quand ma femme a découvert ça, c’est devenu… elle en a fait un fromage… Alors là, ça a été la rupture entre nous… ça m’a fi chu un coup ». Cet « incident » fait prendre conscience à M. Boivin de la distance qui le sépare désormais de sa femme, et qu’il n’avait pas constatée jusqu’alors : « Pris par ma vie professionnelle, je me suis pas occupé suffisamment de ça, et quand j’ai mesuré le désastre… [sifflement], alors là ça m’a fichu un coup ». Mais s’il a « mesuré le désastre », ce n’est pas instantanément, et surtout ce n’est pas seul. Le nouveau regard que M. Boivin va porter désormais sur sa conjointe, il le construit à partir du regard des autres. Le détachement amoureux est chez lui la conséquence des interactions avec les autres : c’est à leur contact que les évidences de son monde conjugal vacillent. Les autres, ici, ce sont d’abord sa fille et son gendre : « J’ai dé couvert la catastrophe, parce que c’était le feu et l’eau contre leur mère et quand j’ai vu la manière dont ils jugeaient leur mère, je me suis dit : “Y’a quand même un problème” ». Ce sont aussi des amis : « C’est cette chose-là qui a fait le déclic, et puis j’ai mesuré tous ses comportements, et après j’en ai parlé, on finit par s’en exprimer avec des amis, des relations et les autres ont fait que de confirmer ce qu’ils observaient et que moi je n’avais pas vu ». Ce processus de destruction de la croyance s’accompagne du rejet de l’ancien moi conjugal désormais insupportable. M. Boivin raconte, encore honteux, sa réaction quand sa fille et son copain leur annoncent, à sa femme et à lui, qu’ils ont décidé de se marier : « ” Pas question, vous foutez pas de nous ! Vous croyez qu’on va vous faire un mariage, avec tout ce que vous avez fait ! Et moi, comme un con – parce qu’il n’y a pas d’autre mot –, j’ai pas su réagir contre ma femme en disant : “Tu nous emmerdes, t’es complètement idiote”, alors j’ai laissé faire ».

L’exemple de détachement affectif que nous venons de présenter a eu lieu avant la séparation des conjoints - M. et Mme Boivin vivent d’ailleurs toujours ensemble. Nous allons maintenant étudier un cas de décathexis après la séparation : celui de Mme André, que son mari a quittée il y a sept ans. Écoutons-la raconter : « L’espoir, je l’ai même eu jusqu’à il y a un an. J’espérais encore, en me disant que c’était foutu, mais je n’avais pas fait la paix complète en moi, et à chaque fois que j’entendais parler de lui, j’étais remuée aux quatre cents coups. Je me disais : “C’est pas possible, il va bien te faire signe, il va…” ». Puis elle explique « pourquoi j’ai fait ce saut » : « J’étais contente de savoir que sa famille ne cautionnait pas son adultère, et ça, ça me réconfortait de savoir qu’ils ne voyaient pas cette femme, comme les enfants ne voient pas cette femme. […] Et puis, petit à petit, j’ai su que sa famille le revoyait et certains de ses membres, de ses frères et sœurs, avec elle. Maintenant, j’ai compris que c’était tout à fait normal, c’est leur frère, mais avant, je n’aurais pas pu l’admettre, et puis ça a été un grand choc pour moi. […] À l’occasion de ça, je me suis dit : “C’est fini réellement”, ça a été le déclic, parce que j’espérais encore que cette fameuse belle-sœur puisse faire quelque chose pour nous ». On constate à nouveau l’importance des interactions avec les autres proches, ici la famille du mari. Jusqu’à l’an passé, en fait, le moi conjugal de Mme André avait certes était invalidé par l’autre par excellence, son conjoint, mais elle pouvait cependant encore y rester attachée, y « croire », parce qu’il était toujours validé par sa belle-famille. Lorsque celle-ci ne soutient plus ce moi conjugal, elle prend conscience que la séparation est désormais irréversible, perd l’espoir d’un retour de son mari, et se détache affectivement de lui.

Penchons-nous, maintenant sur un troisième récit : celui de Mme Raphaël. « Les problèmes que je rencontre aujourd’hui, dit-elle, c’est tout un enchevêtrement de petites choses qui se sont accumulées depuis notre mariage et que je ne supportais plus, et ça a éclaté il y a cinq mois, puisque depuis cinq mois, je n’adresse plus la parole à mon mari, lorsque j’ai appris qu’il avait une maîtresse attitrée, et que cette maîtresse était une de mes meilleures amies, et je me suis sentie trahie dans mon amitié, dans l’amitié que j’avais pour cette personne, et ce que j’avais envers mon mari qui n’était plus que de l’amitié depuis longtemps s’est transformé en haine et en mépris, et là ça a vraiment éclaté ». Dans ce cas, c’est la destruction brutale de la confiance, si importante pour le lien conjugal comme nous l’avons vu, qui a entraîné l’effondrement de la croyance dans le conjoint, et a ébranlé la croyance dans le conjugal, puisque Mme Raphaël n’a accepté de surseoir au divorce que sur les instances de leur fille.


Quand les autres font chanceler la croyance

L’étude des deux premiers exemples de perte brutale de la foi suggère l’importance des autres dans le processus de décroyance. Ce qui ne saurait surprendre si l’on se souvient que « la réalité de la vie quotidienne est perpétuellement réaffirmée dans l’interaction de l’individu avec les autres » (Berger et Luckmann, 1986, p. 204), et qu’a contrario, ils peuvent intervenir dans l’« infirmation de la réalité subjective » (p. 207), en particulier par la conversation. Nous voudrions maintenant ne plus nous limiter aux « incidents » révélateurs d’une perte de la foi, et voir plus largement comment les autres peuvent jouer le rôle d’agents de l’évolution des représentations, être « les guides qui conduisent à la nouvelle réalité » (p. 215) et contribuer ainsi à changer le regard porté sur le conjoint. Nous ne reprendrons pas ici le rôle de la nouvelle compagne, déjà évoqué, mais nous évoquerons successivement les enfants, les médecins, les amis, et les « prédécesseurs ».

Ce sont tout d’abord les enfants qu’il convient d’évoquer : entre eux et leurs parents – ou l’un des parents –, peut se produire une « transmission à rebours » pour parler comme C. Attias-Donfut (1991, p. 105), ou une « socialisation en retour » pour reprendre l’expression de F. de Singly (1987a, p. 56). Comme le rappelle ce dernier, il ne faut pas négliger « le cas des enfants convertissant leurs parents à leur propre vision du monde » (p. 55) : dans les familles immigrées étudiées par A. Sayad (1979), on observe ainsi des processus de « transformation maternelle ». Cette socialisation en retour peut être diffuse, comme le constate Mme Blanchot, femme au foyer qui a quitté son mari après la retraite de celui-ci : « Les enfants m’ont beaucoup éveillé l’esprit, en fait. Ils allaient en classe, ils me racontaient ce qu’ils faisaient, et puis y’avait des situations sociales différentes, on en parlait beaucoup, et puis moi, ça me passionnait, vraiment tout ce qu’ils racontaient, ça me passionnait ». Elle peut aussi se faire à un rythme accéléré, à l’occasion d’une confrontation entre les valeurs des enfants et celles des parents, ces derniers pouvant alors se trouver déstabilisés, leurs évidences étant remises en cause : cela a été le cas, on l’a vu, de M. Boivin lors de la cohabitation, puis du mariage de sa fille. Elle peut également prendre la forme d’encouragements précis : ainsi c’est le fils de Mme Gérard qui la convainc de passer son permis de conduire, décision lourde de conséquences conjugales. Elle peut être plus directe et brutale, quand les enfants donnent à leurs parents des conseils sur la gestion de leurs relations conjugales. « T’as pas une vie drôle, papa est vraiment odieux » dit à sa mère la fille de Mme Blanchot, et Mme Germain raconte : « Luc me disait : “C’est pas vivable, tu as encore quelques belles années devant toi, il faut que tu en profites, tu n’as jamais profité de rien. Maintenant il est grand temps que tu t’en ailles et que tu en profites !”». Ainsi les enfants peuvent se faire les porte-parole de la libération féminine et de la retraite-épanouissement ; jusqu’à pousser à la séparation.

Même s’il peut jouer un rôle inverse de maintien de la réalité subjective et de consolidation du lien conjugal, comme nous le rappelle Mme Vigneron – « Je m’étais confiée à mon docteur, il m’a dit : “Ce que je vais vous demander, ça va être très dur : Ne répondez pas !”» –, le médecin, parce qu’il est celui à qui l’on hésite moins à se confier, parce que ses conseils ont tout le poids de l’autorité médicale, peut être le catalyseur d’une remise en cause du fonctionnement conjugal. P. Berger et T. Luckmann écrivent à ce propos : « Certaines conversations peuvent également être explicitement définies et légitimées comme possédant un statut privilégié – tels que les conversations avec son confesseur, avec son psychanalyste, ou avec une figure d’” autorité” similaire. L’” autorité” repose ici sur le statut cognitivement et normativement supérieur qui est assigné à ces conversations » (1986, p. 211). Mme Raphaël, par exemple, raconte : « Depuis dix ans, il y avait quand même des problèmes dans notre couple, qu’il se refusait à reconnaître, des problèmes au niveau des enfants. Je me disais : “Qu’est-ce que je vais faire ?”, parce que, à chaque fois, j’en discutais avec des médecins, je faisais de la psychothérapie, c’est toujours moi qui me remettait en question, parce que je me culpabilisais. Et un beau jour, y’a un médecin qui m’a dit : “Mais Mme Raphaël, faut pas vous culpabiliser comme ça”, et c’est là que j’ai commencé à réagir ». Ainsi, le médecin peut affûter le regard sur le conjoint et contribuer au changement affectif à son égard : « Et encore heureusement que mon médecin traitant m’avait dit : “Mme Raphaël, pour le bridge, je vous demande de ne pas plier devant votre mari. Vous allez au bridge le soir, il faut quand même qu’il agisse comme un adulte” ».


Les amis, les relations, peuvent à l’occasion jouer un rôle identique : c’est, entre autres, en discutant avec des amis que M. Boivin a construit sa nouvelle perception de sa conjointe. Leur capacité à remettre en cause nos certitudes est liée sans doute aux sentiments que l’on éprouve à leur égard, à la confiance qu’on leur accorde, au poids que l’on donne à leur avis, comme l’exprime Mme Trost : « Ma femme de ménage m’a dit : “Qu’est-ce que vous attendez [pour partir avec son ami d’enfance qu’elle a retrouvé] ?Je la croyais plus dure sur les principes que ça : c’est là que j’ai beaucoup changé. Mes deux sœurs, que je croyais plus à cheval que moi sur les principes, elles m’encouragent. Ce sont les conseils de gens très sérieux. Je me dis : “C’est moi qui suis une idiote, on gâche pleinement une vie en voulant être trop droit” ». Cependant, même des rencontres fortuites peuvent contribuer à détruire les évidences sur lesquelles repose le lien conjugal, évidences qui semblaient pourtant profondément enracinées, parfois : « Depuis quarante ans, mon mari m’alloue, tous les mois, une somme avec laquelle je dois faire marcher la maison. Jamais il ne m’a donné un peu d’argent pour moi. J’ai toujours dû faire des comptes, au jour le jour, et les lui montrer à la fin du mois. Comme je suis d’un naturel économe, cela ne m’a pas trop coûté. Mais je viens d’apprendre, par des femmes qui viennent au club que je fréquente, que presque tous les ménages possèdent un compte bancaire commun. Aucune d’elles n’est contrôlée par son mari dans ses dépenses. Sachant cela, je me vois, maintenant, dans la condition d’un enfant sous surveillance » (Colette ; Aube) (Notre Temps, n° 188, juillet-août 1985).

Les autres, cependant, ce ne sont pas seulement nos « contemporains » : ce peuvent être aussi nos « prédécesseurs », pour reprendre la distinction opérée par A. Schutz (1987), « prédécesseurs » « sur lesquels je ne peux pas agir, mais dont les actions passées et leurs résultats sont offerts à mon interprétation et peuvent même influer mes actions » (1987, p. 22). Ainsi, lorsque le processus de décroyance, de détachement du conjoint est déjà amorcé, il est possible de mobiliser pour le renforcer des remarques, conseils ou sentences énoncés autrefois et restés tapis dans un coin de la mémoire : « Mon père me l’avait dit à l’époque, y’a des choses qui reviennent en arrière, c’est que des tares familiales, les enfants en sont victimes, et connaissent les tares de leurs parents. J’étais amoureux, je ne voulais rien entendre, mais mon père m’avait dit… et puis c’était quelqu’un de très clairvoyant, il était d’un niveau intellectuel au-dessus de la moyenne, en tant que paysan » explique M. Boivin. Et M. Viaux semble suivre, avec trente ans de retard, les conseils paternels : « Et moi je me rappelle d’un truc, peu de temps après m’être marié, mon père m’avait dit : “Tu te fais bouffer par ta belle-famille, j’ai connu ça, méfie-toi, prends du large” ».


Quand la croyance chancelle sur ses bases

Si les autres jouent un rôle essentiel dans le processus de décroyance, il ne faut pas pour autant négliger les mécanismes internes qui peuvent miner la croyance. Les exemples de destruction brutale de la foi que nous avons présentés permettent d’en dégager deux : la perte de l’espoir ; la disparition de la confiance.

La perte de l’espoir est illustrée par le cas de Mme André, qui se détache affectivement de son conjoint après que sa belle-famille a reconnu la nouvelle compagne de son mari. Il s’agit certes d’un changement de croyance canalisé par autrui, mais également de la fin de cet espoir d’un avenir meilleur que nous avions noté comme technique de « codage mineur ». On retrouve ce phénomène dans d’autres entretiens : Mme Germain, qui se disait toujours « ça va peut-être s’arranger » a fini par constater que « ça ne s’arrangeait pas effectivement ». Mmes Cardinal et Sablon décident, la mort dans l’âme, de quitter leur mari, car elles ne croient plus que la situation puisse évoluer favorablement : elles ont usé leurs capacités d’illusion. En particulier, quand l’horizon de l’avenir meilleur tant attendu était fixé au moment de la retraite, et que le changement escompté ne se réalise pas, la désillusion peut être douloureuse, comme pour Mme Albion : « Je me sens frustrée et n’ai plus confiance en moi… Je n’arrive plus à faire des choses que je faisais avant avec plaisir ». La croyance est arrivée à échéance, et n’a pas été honorée. Sans doute dans ces cas la croyance n’est-elle pas totalement détruite : Mmes Cardinal et Sablon sont encore attachées affectivement à leur mari, même si elles l’ont quitté, et Mme Albion écrit : « Je m’accroche, je l’aime, et je voudrais tant qu’il vienne à comprendre… ». Mais elle a été ébranlée ; une brèche s’est ouverte, qu’il ne sera pas facile de colmater.


Quant à la disparition de la confiance, nous l’avons observée dans le cas de Mme Raphaël, qui a ressenti un « écroulement moral » quand elle a appris qu’elle avait été « trompée doublement », par son mari et son amie. Mme Cardinal, qui a accepté pendant plusieurs années la liaison de son mari, raconte qu’«il y avait eu une cassure en moi » le jour où elle avait appris que, malgré ses promesses, il continuait à voir sa maîtresse : à partir de ce moment-là, elle s’est montrée beaucoup plus méfiante, l’a surveillé et a même fait appel aux services d’un détective privé. Cependant, si l’on peut soutenir que la confiance de Mme Raphaël a disparu après qu’elle a appris l’adultère de son mari, peut-être est-il possible également de renverser la proposition : si elle est enfin parvenue à voir ce qui se passait sous ses yeux depuis des années sans qu’elle le remarque, sans doute est-ce parce que la confiance qu’elle accordait à son conjoint avait, à ce moment-là, diminué. Nous avons en effet expliqué, avec l’aide de D. Vaughan, que la confiance, réducteur d’incertitudes, permettait d’investir son énergie ailleurs que dans le conjugal. Or Mme Raphaël ne travaillait plus depuis quelques mois quand elle s’est aperçue de la liaison de son mari. C’est d’ailleurs l’hypothèse qu’elle fait elle-même : « Je crois que, depuis ma préretraite, mon esprit n’était plus occupé par mon travail professionnel. Quand j’étais professionnellement… je ne pensais pas à tout ça, mais bon j’avais l’esprit libre, je pensais… et je crois que ça s’est sapé petit à petit ». Il faut entendre que la confiance a progressivement dépéri, jusqu’à rendre visible ce qu’elle n’avait pas permis de voir jusqu’alors. Voici ce qu’écrit une lectrice de Ouest-France, en réaction à un article publié sur cette recherche : « Je suis une dame de 72 ans qui en 1978, au moment où mon mari voulait prendre sa retraite, est tombée de haut. 30 ans de confiance absolue. pas une seconde de doute. En rien ». Que s’est-il passé ? « Pendant 26 ans, je me crois commerçante. J’apprends, mais ce serait trop long de l’expliquer, que je ne suis pas sur la gestion, ce n’est pas grave, mais que le chéquier était à son seul nom ». Et elle ajoute, plus loin : « Nous sommes en retraite ensemble. Il a gâché pour de l’argent une vie de confiance. C’est un homme qui peut encore me nuire. C’est un menteur né ». La destruction de la confiance a des effets rétroactifs, et jette le doute sur la période antérieure : « Si mon mari a eu une aventure, je n’en sais rien, ce que j’ai découvert irait bien avec cela », écrit encore cette lectrice. Et Mme Pierre, après le départ de son mari avec une autre femme, a enquêté sur son passé, contactant d’anciens collègues à lui pour y découvrir d’éventuelles aventures qu’elle n’aurait même pas pu, auparavant, imaginer.


Les dernières fibres du conjugal

Dans « l’amour, un bien privé, un mal public », F. de Singly écrit : « (Aujourd’hui) les partenaires du mariage croient moins en la valeur de la pérennité ; celle-ci ne leur semble pas soutenir leur projet affectif. L’attachement à la firme familiale leur semble inutile lorsque s’est produit le détachement avec le conjoint » (1988b, p. 132). À l’in verse, dans le modèle auquel nous nous intéressons, l’attachement au conjoint peut avoir disparu, et l’attachement au conjugal lui survivre. Ce sont les dernières fibres qui font tenir le lien conjugal, qui apparaissent alors aux yeux de l’observateur : les questions matérielles, le « devoir d’assistance » entre époux, les enfants, la peur de la solitude.

Il faut tout d’abord évoquer les problèmes matériels que la séparation risque de poser, qu’il s’agisse des revenus ou du patrimoine. L’absence de revenus, à cet âge comme aux précédents, refrène les désirs séparatistes des femmes. On se souvient de cette lectrice de Notre Temps qui, constate au moment de la retraite que son mari et elle n’ont aucun goût en commun, et écrit : « Je crois que je l’aurais quitté si j’avais eu mes propres revenus. J’ai réfléchi. Je me suis dit : impossible de lui faire aimer ce que j’aime, alors essayons d’aimer ce qu’il aime, lui. Je ne compte pas les journées que j’ai passées au bord de l’eau, avec mon tricot ou un livre » (Marie-Hélène, Alsace) (n° 269, mai 1992). Et la crainte de devoir partager un patrimoine patiemment accumulé au cours d’une vie de labeur transparaît dans les propos de M. Berg, qui a tant travaillé pour que sa famille puisse atteindre un certain bien-être : « Il y a aussi une histoire matérielle qui intervient, quand on a acquis un certain patrimoine, on sait que tout ça va voler en éclats, ça va casser ». Même s’il ajoute ensuite, trahissant les hésitations qui l’habitent, le balance ment entre une éthique du devoir à laquelle il a été jusque-là fidèle et une morale du bonheur et de l’épanouissement personnel qu’il découvre aujourd’hui : « Alors finalement, moi, je me suis battu pour avoir un patrimoine, aussi paradoxal que ça puisse paraître, je m’en fous quand même un peu, et je dis que le bonheur n’a pas de prix, et dans tous les cas de figure, il est préférable de partager un patrimoine que de vivre misérablement ». Mais il n’est pas facile de se convertir totalement à une morale qui invalide ce qu’on a fait et ce qu’on a été pendant quarante ans.

Autre forme de l’attachement au conjugal, autre frein au départ : le respect du « devoir d’assistance » entre époux. Mme Germain a ainsi hésité à quitter son mari, cardiaque. M. Boivin a beau multiplier les considérations théoriques – « À partir de cinquante ans, quand on est plus en phase, c’est ridicule de continuer à vivre ensemble. Parce que, qu’est-ce qu’on s’apporte ? » –, il ne s’est toujours pas résolu à quitter sa femme, après plus de dix ans de « désamour » : « Je me sens complètement prisonnier avec cette affaire-là, parce que, si je divorce, c’est l’abandon, c’est pas l’abandon maté riel […] on a suffisamment de capital, ce ne serait pas un problème, mais l’abandon affectif, comment elle le vivrait ? Je vous dis, c’est peut-être de la faiblesse ou de la lâcheté de ma part, j’ai jamais pris cette responsabilité parce qu’en fait, c’est une responsabilité ». Position que semble partager cette lectrice de Notre Temps : « J’ai 64 ans, une santé plutôt bonne, et je fais tous les jours 4 kilomètres à vélomoteur – deux bûches en trois mois – pour m’occuper d’un ménage “quatrième âge”. J’ai failli quitter mon mari dès que le dernier de nos cinq enfants a été capable de se suffire. Je ne l’ai pas fait, parce qu’il est tombé malade. J’ose dire que ma vie est un enfer, et si je travaille tous les jours, y compris fêtes et dimanches, c’est pour ne pas être chez moi » (Paulette ; Manche) (n° 190, octobre 1985). Pour respecter leur engagement moral envers leur conjoint, M. Boivin et Paulette de la Manche, ont adopté des solutions alternatives à la séparation : la poursuite de son activité professionnelle et une maîtresse pour le premier, un fort investissement dans des activités extra-conjugales pour la seconde. Pareille détermination à « faire son devoir jusqu’au bout » semble d’ailleurs assez fréquente, surtout chez les femmes qui, il est vrai, peuvent compter sur la différence d’espérance de vie entre les sexes pour connaître une autre forme de « libération » que le départ du foyer conjugal. Peut-être est-il possible de reprendre à notre compte l’interprétation avancée par C. Lalive d’Épinay pour expliquer que les femmes vivent mieux leur veuvage que les hommes : « La femme, plus jeune, sait qu’elle devrait “normalement” survivre à son mari. Le rôle de veuve est donc pour elle un rôle vraisemblable qu’elle anticipe et prépare » (1983, p. 295). De même, anticipant leur veuvage – sans que cette anticipation soit forcément consciente et prenne donc une forme cynique –, les femmes supporteraient mieux les difficultés conjugales présentes. On peut ainsi supposer que sa dépendance financière n’épuise pas l’explication du choix de Marie-Hélène (Alsace), qui, en dépit de centres d’intérêts très différents, a préféré adopter les activités de loisir de son mari plutôt que le quitter, comme en témoigne la fin de sa lettre : « Voilà deux ans qu’il est décédé. J’ai toute liberté aujourd’hui pour cultiver mes goûts personnels… L’ai-je rendu plus heureux en adoptant ses préférences ? Je ne le sais pas. Son orgueil ne lui permet tait pas d’avouer une chose pareille. Mais j’ai la conviction que j’ai bien fait, et c’est ce qui importe » (Notre Temps, n° 269, mai 1992). Dans Vieillir ou la vie à inventer, C. Lalive d’Épinay cite d’ailleurs un autre exemple de fidélité au rôle de bonne épouse et de dévouement au conjoint qui se termine par une libération, explicitement attendue cette fois : « C’est triste à dire, mais je n’ai vraiment été à la retraite que quand j’ai été veuve. Il a eu un cancer de l’estomac et il a été loin très rapidement sans même qu’on sache qu’il avait ça. Il y a des choses de la vie qui ne sont pas compréhensibles. Moi aussi, j’ai eu des problèmes ; j’ai eu un mari malade. Il était inguérissable et j’ai trouvé normal qu’à un moment donné il s’en aille. Je ne veux pas vous dire que je souhaitais sa mort, mais je ne serais pas de ces veuves éplorées. Il faut voir la vie en face : on sait qu’on doit s’en aller. J’avais un mari qui a vu l’alunissage à la télévision et il n’y croyait pas. Il disait que les Américains avaient fait semblant. Je lui ai répondu que c’était un immense imbécile arriéré. Il vivait avec cinquante ans de retard. C’est pénible de vivre avec des gens qui ne veulent pas évoluer » (Mme Meyer, courtepointière ; mari employé) (1991, p. 148). L’attachement au rôle de bonne épouse (et de bon époux) constitue donc un lien solide qui, à lui seul, peut assurer la perpétuation du lien conjugal. Du moins pour celles (et ceux) qui n’ont pas été ébranlé dans leurs croyances par le nouveau modèle matrimonial, selon lequel la fin du sentiment amoureux entraîne la fin du conjugal.

Les enfants peuvent, dans certains cas, constituer un frein au départ. Soit parce qu’ils sont encore présents au foyer parental, comme chez les Berg : « On a nos enfants à qui on essaie de donner une espèce d’image de leurs parents qui ne soit pas trop négative ». Même si M. Berg retourne immédiatement l’argument, montrant une fois encore combien il est devenu perméable au nouveau système de valeurs : « La grande question est de savoir si on ne donne pas une image plus négative en restant dans la mésentente, vis-à-vis d’eux, que si on partait, mais comme on a l’impression d’être quelque part utiles, malgré nos chamailleries, auxquelles ils se sont accommodés plus ou moins, donc on souhaite les mener le plus loin possible ». Soit parce qu’ils font pression sur leurs parents pour éviter leur séparation : M. Viaux reconnaît avoir subi une « pression familiale énorme », en particulier de la part de ses enfants, quand il a quitté sa femme pour sa maîtresse, de vingt ans plus jeune que lui. Et la fille de Mme Raphaël conjure sa mère de « sauver leur ménage » : elle veut que ses enfants aient des grands-parents.

Il faut, pour terminer, évoquer la peur de la solitude pour expliquer que parfois, le processus de déconjugalisation s’arrête juste avant la séparation : « Moi j’ai quelque part une carence, c’est que je ne supporte pas la solitude. Je ne sais pas très bien vivre seul. Je parle au niveau de la convivialité permanente. […] C’est une frustration quelque part, une frustration profonde. Donc, c’est ce qui fait aussi que j’ai fait vingt fois ma valise dans ma tête, mais je suis resté » avoue M. Berg. Et lorsque je demande à M. Grafin : « Est-ce que vous avez imaginé, vous, de prendre l’initiative de la séparation ? », il répond : « Oui, mais j’avais peur de la solitude ».

Source
Il existe pour chaque problème complexe une solution simple, directe et fausse (H.L. Mencken)
Répondre